Le péché : un acte solitaire ?

19 février 2023Lionel Thébaud

On a l’habitude de dire que le péché est le fruit d’une volonté personnelle : JE fais le mal, comme si c’était un acte libre de ma part. Ici, je ne nierai pas la responsabilité de mes actes. En effet, j’ai bien conscience que – dans une certaine mesure – je suis souvent devant un choix, entre faire ce qui me semble bon et faire ce qui me semble mauvais. Mais il est une région presque inexplorée du péché, et c’est la question du péché collectif. Contrairement aux idées reçues, le péché n’est peut-être pas un acte solitaire.

Troisième volet de ma série sur la question du péché. J’ai d’abord insisté sur l’idée que le péché, c’est ce qui nuit à la vie de l’autre. Que ce n’est pas un problème moral, mais relationnel. Puis j’ai abordé les liens qui existent (ou pas) entre le péché et la notion de sainteté. J’ai alors réaffirmé ce vieux principe protestant : nous sommes à la fois pécheurs et saints. Si le péché s’inscrit dans une relation, la sainteté est elle aussi une affaire relationnelle, puisque je ne peux pas être saint tout seul.

En fait, l’idée selon laquelle la sainteté serait une affaire personnelle est à mes yeux une mauvaise compréhension qui prend sa source dans une vision individualiste de la foi, et celle-ci s’enracine dans ce qu’on appelle « la doctrine du péché originel ». Ça tombe bien, c’est ce dont j’ai désiré parler.

Paul et Augustin

D’abord, une petite précision historique : l’apôtre Paul développe une théologie du salut qui n’agit pas, dans les premières communautés chrétiennes, comme une théologie systématique. Il s’agit de réflexions destinées à encourager les églises à vivre d’une manière qui soit conforme à la foi reçue.

D’ailleurs, la première génération chrétienne insiste sur la nouvelle loi donnée par le Christ – la loi d’amour – et sur les exigences éthiques auxquelles les personnes baptisées sont appelées à se conformer.

Très vite on va mettre en place une frontière culturelle entre les églises d’Orient et les églises d’Occident. Les églises d’Occident vont insister sur le salut individuel, considérant que le pardon opéré en Christ vaut en premier lieu pour les péchés antérieurs au baptême. Le baptisé doit vivre dans le respect strict de la loi d’amour pour espérer subsister au jour du jugement divin. Tandis que pour les églises d’Orient le salut est avant tout la déification du monde initiée par l’incarnation de Jésus-Christ.

Pour schématiser donc, en Occident, on croyait que Jésus avait fait ce qu’il fallait pour que nous obtenions le pardon de nos péchés, mais que nous devions mériter le salut en agissant selon la nouvelle loi ; tandis qu’en Orient on croyait que Jésus permettait « simplement » au monde de participer à la vie divine.

L’Occident pensait le salut individuel, pendant que l’Orient pensait le salut collectif.

Au 5è siècle, lors d’une dispute théologique, Augustin considère que l’origine du mal, c’est le péché. Pour lui, c’est le péché d’Adam qui est l’événement clé. Il pouvait ne pas pécher, mais il a succombé à la tentation, et par lui tous sont enfermés dans le péché.

Ce péché originel enferme tous les êtres humains dans l’incapacité de ne pas pécher. Toute l’humanité est soumise à la puissance du péché, et ça nous est transmis par voie héréditaire – c’est-à-dire par le sexe. Mais ce n’est pas comme les yeux bleus, parce que les yeux bleus, ça peut sauter des générations. Le péché, ça nous est transmis avec la vie, c’est un peu comme la faculté de respirer.

Avant même de pouvoir dire ou faire quoi que ce soit, selon cette doctrine, l’être humain est tout entier soumis à la puissance du péché, à cause des deux criminels originels, Adam et Eve. Bref, dis-toi que le péché réel chez Augustin, ce n’est pas les trucs que tu fais et qui seraient moralement répréhensibles. Le péché réel, c’est la puissance qui te pousse à faire ces choses. C’est un mal qui se trouve au plus profond de ton être, un pouvoir aliénant, un esclavage dont tu ne peux pas te libérer par ta volonté seule.

Conséquence pour Monsieur Augustin : le baptême est le moment de la libération du péché originel. Si tu n’es pas baptisé·e tu n’es pas libéré·e. Et si tu pèches après avoir été baptisé, ben… tu peux trembler. Autre conséquence : tu ne peux pas te tourner vers Dieu. C’est Dieu qui prend l’initiative et qui choisit qui est sauvé et qui ne l’est pas. Personne ne peut savoir s’il est élu ou s’il est réprouvé.

Il paraît que ça c’est la bonne nouvelle de l’évangile.

Le péché originel : un bot qui troll nos vies

Le schéma création – chute – rédemption me semble terriblement faux.

D’abord, je le rappelle, la première mention du mot « péché » arrive en Genèse 4, dans le contexte du désir de tuer Abel. « Le péché se couche à ta porte, toi, domine sur lui », c’est ce que Dieu dit à Caïn. Donc selon le texte de la Genèse, le péché, on peut le dominer (il ne nous gouverne pas malgré nous). Et la désobéissance du premier couple mythologique n’est pas qualifiée de « péché ».

Le fait est que dans Genèse 3, l’homme et la femme n’ont pas respecté les consignes de Dieu, et ce dernier les condamne à la mort. C’est quand-même terrible, et il faudrait se demander ce que ça signifie vraiment. A mon avis, les théologiens qui ont rédigé ce texte voulaient surtout montrer comment la question de la responsabilité (et du rejet de la faute sur l’autre) fonctionne et quelles en sont les conséquences.

Rejeter la faute sur l’autre, c’est un processus pervers qui a pour but de ne pas assumer sa vie et ses choix.

Pour les premiers lecteurs de Genèse 3 ça raconte le moment où les êtres humains accèdent à la conscience, apprennent à discerner entre le bien et le mal et cessent de se comporter comme des enfants qui dépendent en toute chose de leurs parents (le papa du ciel). Ces êtres humains arrivent à la maturité en prenant leurs responsabilités.

Le jardin d’Eden c’est une image de l’état d’insouciance dans lequel se trouvent les enfants quand ils n’ont pas de décisions à prendre pour gérer leur vie.

Il a fallu que Monsieur Augustin passe par là pour lire cette histoire au pied de la lettre. Avec sa lecture, Dieu n’est plus la source de l’amour, mais de la toute-puissance et du jugement. Les humains seront donc punis comme des êtres déchus et corrompus, des êtres mauvais dès la naissance.

Tout est devenu contrôle du comportement et culpabilité. Manipulation, donc.

Bref, le péché originel, c’est pas joli-joli. C’est une vision du monde qui agit comme un programme informatique qui va envoyer une information à chaque fois qu’on va taper un mot spécifique (un bot). Par exemple, sur Facebook, quand tu écris « génial » à quelqu’un, il y a un bot qui te l’écrit en gras et en mauve. C’est assez gentil, comme bot. Mais il y a des bots qui t’envoient des spams à longueur de temps dans tes boîtes mail, et ça c’est moins gentil.

Et quand quelqu’un, sur internet, poste massivement des commentaires dans le but de nuire, on appelle ça un troll. Eh bien voilà, le péché originel, c’est un bot qui troll : ça réactive plein de messages nuisibles qui nous empêchent de vivre la vie vivante et vivifiante que nous promet Jésus.

Le mal nous précède

Ceci dit, le chapitre 3 nous dit que l’être humain trouve le mal.

On ne sait pas comment il est là, mais il précède la venue de l’être humain. Par conséquent, pour tout être qui voit sa conscience s’éveiller, le mal est déjà là. Je peux en atténuer les effets mais je ne suis pas responsable de l’existence du mal.

John Steinbeck en donne un exemple percutant, à la page 491 de mon édition des Raisins de la colère :

Des hommes capables de réussir des greffes, d’améliorer les produits, sont incapables de trouver un moyen pour que les affamés puissent en manger. Les hommes qui ont donné de nouveaux fruits au monde sont incapables de créer un système grâce auquel ces fruits pourront être mangés. Et cet échec plane comme une catastrophe sur le pays. Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doit être détruit pour que se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres (…) et les enfants atteints de pellagre (trouble nutritionnel) doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice.

A chaque fois que je consomme de ces produits qui sont cultivés à la manière de l’esclavage, avec des gens qui ne sont pas assez payés pour pouvoir vivre, je participe à ce péché collectif.

A chaque fois que j’utilise des produits polluants, je participe à ce péché collectif.

Je sais que consommer certains produits est une participation au péché collectif. Mais ai-je toujours le choix de ce que je consomme ? Si tu penses que le poids du monde repose sur la responsabilité personnelle, tu te trompes. Pardon de le dire comme ça hein. Bien sûr que la manière dont je me comporte est importante : je veux que mes actes soient les plus cohérents possibles avec ce qui m’habite. Mais je sais que le salut ne dépend pas de ça.

Je te donne un exemple.

Certaines industries s’étaient engagées à ne plus utiliser d’huile de palme mal gérée. Mais aujourd’hui, avec ce qui se passe en Ukraine, des milliers d’entreprises ont reçu de la France une autorisation gouvernementale pour mettre de l’huile de palme mal gérée dans des produits certifiés « sans huile de palme ». Pareil, d’ailleurs, pour les OGM ou d’autres produits que les citoyens et les citoyennes avaient réussi à faire étiqueter et réguler pour améliorer les conditions de vie et de santé des êtres vivants. Et quand tu achètes un produit sans huile de palme, là, en ce moment, tu ne sais absolument pas si ton produit en contient ou non. A moins de savoir lire des codes incompréhensibles, du type derog/palm, indication qui ne se trouve pas dans la liste des ingrédients…

Malgré moi, je participe au péché collectif.

Ce n’est donc pas moi, avec mes p’tits bras musclés, qui vais pouvoir assumer la responsabilité de ce mal et qui vais pouvoir le résoudre. C’est forcément nous – un grand nous collectif, un nous à l’échelle de l’humanité. Et comme nous ne parvenons pas à nous accorder sur nos priorités je sens que ça ne va pas être facile.

Ensemble, lutter contre le mal

Le principal défaut de la doctrine du péché originel c’est qu’avec elle nous sommes sous le coup d’une malédiction collective héréditaire, alors que sa résolution semble individuelle : si je n’ai pas la chance de recevoir la foi qui me fait reconnaître Jésus-Christ comme mon sauveur personnel, je n’ai pas accès au pardon.

Or, nous l’avons vu, je n’y suis pour rien si je participe au péché.

La responsabilité collective n’est pas de mon fait à moi, et le pardon n’est pas non plus de mon fait à moi. Le pardon est forcément donné à tous et toutes, quelle que soit la mesure de foi que nous avons reçue. C’est là qu’après avoir évoqué Augustin, j’en viens rapidement à Paul Tillich.

Pour lui, le péché est une aliénation de l’existence. Non pas comme un péché originel, un mal qui est inscrit dans notre ADN, mais un mal extérieur à nous qui se propage en raison des structures des sociétés que nous mettons en place. Nous créons des systèmes qui nous rendent solidaires du mal qu’ils créent, que nous le voulions ou non.

Et il me semble que la Bible parle de la même manière que Tillich.

Par conséquent, Christ nous rend saints et saintes pour que l’essence divine advienne dans l’existence, dans le but de dépasser notre condition. C’est là que, pour moi, nous sommes rendus capables de lutter collectivement contre le péché collectif, et nous devons lutter activement pour réduire le mal sur terre.

Un acte solidaire ?

La réparation des torts que nous avons commis sera collective, ou elle ne sera pas.

On insiste énormément en ce moment sur la responsabilité individuelle. Je n’ai rien contre parce qu’il n’existe pas de collectif sans individus. Mais il ne faudrait pas croire qu’en plantant un arbre à chaque fois que vous prenez l’avion ça va réparer nos péchés. Pour ça, il faut que collectivement nous décidions de ne plus prendre l’avion.

C’est très concret, parce que ça veut dire organiser notre société pour qu’elle fonctionne autrement.

C’est politique.

Quand on se croit soumis à la malédiction, on ne peut rien faire : c’est écrit, mektoub, nous sommes fatalistes et pessimistes. Mais si nous percevons que rien n’est joué et que nous avons la puissance de nous organiser pour rendre la vie plus vivable pour tout le monde, alors nous pouvons nous mettre en mouvement dès aujourd’hui.

La seule chose qu’il faut voir, c’est que chaque fois qu’il y a un pas de fait en avant, il se peut que ça recule un brin, mais jamais d’autant. C’est facile à prouver, et c’est ce qui montre que ça rime à quelque chose. Ça montre qu’il y a rien de gaspillé, en fin de compte, malgré que des fois on pourrait croire le contraire.

Steinbeck, Les raisins de la colère

S’organiser pour corriger et résoudre le produit de nos péchés collectifs, voire – oserai-je en rêver ? – pour construire un monde meilleur, plus vivable pour tout le monde, n’est-ce pas là un effet que la Bonne Nouvelle de l’Évangile doit produire sur nos vies ?

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