Le péché structurel

26 février 2023Lionel Thébaud

Quatrième et dernier volet d’une petite série sur la question du péché. Je rappelle qu’il ne s’agit pas pour moi de faire le tour de la question, et que j’ai volontairement omis de parler de ce que je fais, tu fais, vous faites en cachette, parce qu’on a honte et qu’on se sent coupable de le faire. Le christianisme a tellement l’accent sur ces choses que le mot « péché » nous est devenu insupportable – et je comprends, vraiment. Cet article parle (encore !) du collectif, et de la manière dont s’organise le péché structurel, en prenant appui sur le texte biblique du premier livre des Rois, au chapitre trois (versets 4 à 15).

Salomon rêve.

Il rêve que Dieu – le génie de la lampe d’Aladin – lui demande quel est son vœu le plus cher.

Et dans son rêve, Salomon demande la sagesse pour gouverner le peuple avec justice.

Dans son rêve Dieu lui accorde une sagesse telle que personne ne peut l’égaler. Ni dans le passé, ni dans l’avenir.

Son règne a bien commencé, et sa réputation de grand sage est allée très loin, mais quand on voit comment son règne a fini, je me demande pourquoi on continue de considérer que c’était l’homme le plus sage du monde. Bref, j’aime bien, moi, me rappeler que c’est un rêve qu’il a fait, et qu’il l’a pris pour argent comptant. Ce rêve l’a donc fortement influencé, mais je crois qu’à un moment il a pris la grosse tête.

Passons.

Ce qui est intéressant ici, pour mon propos, c’est la question de la sagesse pour gouverner le peuple. Car Dieu veut que le peuple soit gouverné avec intelligence et justice.

Une structure d’injustice

On entend parfois des récits de vie incroyables, comme celui de ce malien de 28 ans qui travaillait 41h par semaine, avec des heures de nuit, chez Quick pour 750 euros par mois. Traité comme un moins que rien, bien entendu.

Ou cette femme qui, pour nourrir sa famille, emprunte les papiers de quelqu’un pour travailler 13 heures par jour (900€ par mois) en cotisant pour quelqu’un d’autre. Sans parler de la maltraitance. Malheureusement, je n’ai pas sauvegardé les liens qui mènent à ces articles précis, mais une recherche sur internet vous révèlera que ces récits sont bien trop nombreux (voir par exemple ICI et ICI, ou encore ICI. Ah, et ICI aussi).

Plus les gens ont faim, plus ils sont prêts à négocier leurs droits au travail. Et avec ça on ne gagne pas assez pour prendre soin de sa famille. On travaille à perte. Mais s’ils refusent ce travail, ils sont face à des patrons qui leur disent : « si tu ne veux pas travailler, t’inquiète pas, y’a plein de gens qui vont prendre ta place. Peut-être qu’après tout tu n’as pas vraiment envie de travailler et ça tombe bien, je ne veux pas de fainéants ».

Nous, nous avons de la chance : grâce à nos cotisations sociales, nous bénéficions d’un système de santé, d’une assurance chômage, et en plus nous bénéficions d’un salaire minimum. Mais vous le savez, ce salaire minimum (pour ne parler que de lui) est sans cesse remis en question. On entend régulièrement des gens dire « plus personne ne veut travailler ». Et ça me met mal à l’aise, parce que des gens qui ne veulent pas travailler, il y en a, mais jamais on ne se demande pourquoi ils ne veulent pas travailler. On se dit qu’ils sont fainéants, forcément.

A la radio, il n’y a pas si longtemps, j’ai entendu un restaurateur dire : « Je n’arrive pas à embaucher. Si ça continue, il va falloir que je fasse attention à la manière dont je parle à mes employés ».

En effet.

Il va falloir.

Et bien entendu ce sont les femmes qui morflent le plus. Parce que les femmes, on ne fait pas que mal leur parler…

Quand les travailleurs refusent de travailler (ouh les vilains rebelles), leurs employeurs sont obligés de mieux les traiter, sinon il n’y a personne pour faire le boulot. Je trouve ça très intéressant, quand la pression change de camp.

La structure mise en place pour augmenter les profits est déshumanisante. C’est une structure de péché. La résistance, c’est souvent ce qui permet aux structures de changer. Et pour résister, nous avons besoin de
courage. Et de soutiens. De solidarité.

La délégation de service public

Je vous donne un autre exemple de ce que j’appelle les structures du péché, dont les effets sont moins dramatiques, mais tout aussi injustes.

Voici ce que j’ai constaté quand j’étais fonctionnaire municipal : le service public des bus était délégué à une entreprise privée.

En soi, ça, ça ne me choque pas. Il peut parfois être préférable de déléguer un service public au privé.

Cette entreprise percevait une subvention municipale qui correspondait à ce que ce service de transports aurait coûté s’il avait été directement exercé par la municipalité. Je l’explique autrement : quand la mairie assurait ce service, ça coûtait 350.000 pistoufles par an – assurant ce service gracieusement à tous les usagers (je prends exprès une monnaie imaginaire, parce que je n’ai absolument pas la notion des chiffres dès qu’ils sont supérieurs à 10 fois mon salaire. Comme personne ne connaît le cours des pistoufles, je suis sûr de ne pas dire d’ânerie…). Eh bien en déléguant le service des transports publics à une entreprise privée, la mairie a versé annuellement 350.000 pistoufles à l’entreprise privée. Bon, ça se tient jusqu’ici.

Le souci, c’est que l’entreprise privée non seulement touche cette subvention pour faire fonctionner le service, mais en plus demande aux usagers de payer leur voyage. Et là s’installe un système inégalitaire, puisque les usagers payent des impôts locaux qui servent à financer les transports, et payent en plus leurs tickets ou leurs abonnements, ce qui crée une inégalité entre les personnes qui peuvent utiliser les transports et celles qui ne
peuvent pas les utiliser. Les mairies se cassent alors la tête pour définir quelle catégorie de la population pourrait avoir droit à des tarifs préférentiels – et même parfois à la gratuité – prenant elle-même en charge le coût de cette gratuité. Ces dispositifs créent un autre genre d’inégalités et d’humiliations.

Je ne sais pas si vous savez ce que c’est que de devoir justifier de tout, tout le temps, pour avoir le droit de survivre. C’est très humiliant. Ce sentiment d’injustice s’agrandit lorsque l’entreprise privée fait des profits énormes, et qu’en parallèle, le service n’est pas amélioré, voire dégradé, et que les tarifs augmentent.

A l’inverse, certains villes ont mis en place les transports gratuits pour les usagers. Gratuits, c’est-à-dire que les usagers ne payent pas d’abonnement – mais c’est quand-même financé par les impôts. Même si les « experts » sont mitigés sur le bilan (principalement économique, évidemment) de ces mesures, il n’en reste pas moins que les transports sont alors beaucoup plus accessibles aux personnes qui ont le plus de difficultés à se déplacer. La liberté de circuler, ça vous dit quelque chose ? Passons de la théorie à la pratique, et n’oublions pas les personnes à mobilité réduite, s’il vous plaît.

Je ne dis pas que ces transports gratuits, c’est un modèle applicable partout – la question est bien trop complexe pour un petit pasteur comme moi. Mais j’observe que la structure de délégation de service public est devenue une structure qui prive certaines catégories de personnes de leur capacité à se déplacer, c’est-à-dire de leur capacité à bien vivre.

C’est une structure de péché.

Prendre parti pour des institutions justes

Paul Ricœur décrit la nécessité d’établir des institutions justes. Il rappelle que le but de la loi biblique (qui
est « tu aimeras ton prochain comme toi-même »), ce n’est pas de nouer des liens affectifs forts avec toutes les
personnes qui nous entourent, ce n’est pas de passer nos vacances avec elles, ni même de les avoir tous les jours à notre table. Non, le but, la visée de l’enseignement de Dieu, c’est le bien vivre ensemble.

Et pour que l’humanité vive bien, il faut qu’il y ait de la justice.

La justice n’est pas – en soi – une question de relation personnelle. C’est autre chose que le face à face. Le face à face est important, mais la justice, ça s’institue.

Donc le principe de base, c’est que l’ordre d’aimer son prochain n’est pas, en premier lieu, un ordre qui m’est donné à moi en tant qu’individu, comme si la question de la justice sociale dépendait de moi et de mes dispositions intérieures. L’ordre d’aimer son prochain (qui me concerne personnellement, bien évidemment – je n’annule pas la nécessité d’être là pour l’autre) s’adresse d’abord au collectif.

C’est un ordre qui est adressé au peuple de Dieu, si tu lis Lévitique chapitre 19 tu comprends que le « tu » est un collectif. Tous les commandements, d’ailleurs, sont adressés à un collectif. Leur mise en pratique est collective, et donc – qu’on le veuille ou non – institutionnelle.

L’idée de Ricœur, c’est que chaque personne doit avoir un même accès au bien vivre.

Tu aimeras ton prochain comme toi-même, voilà les conséquences pratiques de cet ordre : l’égalité pour tous et toutes au droit de bien vivre. Et attention ! Ce n’est pas un vœu pieu qui se traduirait par une prière du type « Seigneur, permet à tout le monde de bien vivre ». C’est une action collective concrète, qui demande de suer un peu, de se confronter aux autres, et de lutter collectivement pour transformer nos structures, nos institutions, afin d’assurer une vraie place à notre prochain, à notre prochaine.

Ricœur s’attaque à un moralisme protestant qui a réduit le péché à la faute individuelle, et à un individualisme
protestant qui ne conçoit le salut que comme le recrutement d’élu·e·s tiré·e·s hors d’un monde perdu. La déchéance traverse les collectifs et les institutions, et la rédemption aussi. D’ailleurs, je le cite ici :

La charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est cachée aussi dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le sens caché du social.

Paul Ricoeur, Le socius et le prochain, dans Histoire et vérité.

Ce que je comprends, c’est qu’à chaque fois que l’on met en place un véritable service public, on travaille à améliorer les conditions du bien vivre pour tous. Chacun, chacune, peut voir sa qualité de vie augmenter lorsque nos institutions permettent à tout le monde de bénéficier des communs.

L’objectif de notre société devrait peut-être être d’augmenter la qualité des communs, et d’en augmenter le nombre – plutôt que de sans cesse le réduire.

Quel rapport avec la foi ?

La volonté de rendre le mieux vivre accessible à tous et à toutes est une manière concrète d’exprimer notre foi chrétienne. Si nous devons déléguer un service public à une entreprise privée, c’est pour améliorer l’accessibilité – pas pour que des entreprises fassent du profit sur le dos des vaches à lait que nous sommes. Pas pour que les gens s’appauvrissent et voient leurs libertés réduites en engraissant les actionnaires.

Je suis désolé, mais il me semble qu’on peut difficilement soutenir un tel système quand on veut marcher dans les pas du Christ.

Je rappelle que nous sommes mis à part pour servir Dieu, et qu’à cette fin, Dieu nous a donné son Esprit.

Je rappelle que le serviteur de Dieu a pour tâche de promouvoir et d’instaurer le droit sur la terre et de rétablir la justice de Dieu. Soulager la souffrance humaine et en éliminer les causes dans la mesure du possible est une obligation pour quiconque veut suivre le Christ.

Un tel engagement suppose une authentique compassion humaine, mais aussi une certaine compréhension de l’histoire et de ses conditionnements. Un tel engagement suppose d’être touché par le message du Christ et par la vie de l’Esprit qu’il a déposée en nous.

Aussi, nous devons étudier les structures que notre société à mises en place pour comprendre quand elles en viennent à générer du mal-être. Et nous devons nous engager à lutter pour modifier ces structures, afin que la notion du bien-être partagé par tous devienne la règle de notre vivre ensemble. Veiller à ce que le service public ne devienne pas le privilège de quelques uns – même si ce quelques uns concerne la majorité des personnes – mais à ce que chaque personne puisse en bénéficier quand il en a besoin. Et tout mettre en œuvre pour que les intérêts économiques de quelques uns ne soient pas l’occasion de détruire ce que nos prédécesseurs avaient mis des décennies à mettre en place, mais qu’au contraire nous soyons dans la vigilance permanente pour que nos institutions ne ratent pas la cible et qu’elles ne dévient pas de leur appel.

Cet appel, au fond, de permettre à chaque personne de mieux vivre.

A nous, donc, de réduire le pouvoir du péché dans nos structures, et de mettre en pratique ce beau rêve que Salomon a fait, non pas en se croyant plus sages que les autres, mais en essayant d’appliquer la sagesse de Dieu pour que nos structures – les institutions – soient plus justes et qu’elles organisent le bien vivre pour tout le monde.

Tu n’as pas demandé pour toi-même ni de vivre longtemps, ni de devenir riche, ni que tes ennemis meurent ; tu as demandé de savoir gouverner mon peuple avec intelligence et justice. C’est pourquoi, conformément à ce que tu as demandé, je te donnerai de la sagesse et de l’intelligence.

1 Rois 3.11-12

Et si Dieu vit en nous, alors nous comprenons ce que ça implique.

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