Esther et le dieu absent

12 mars 2023Lionel Thébaud

Ici, vous pouvez lire l’histoire du livre d’Esther. Bien entendu, vous pouvez trouver ce récit dans votre Bible préférée, aussi. Le récit situe l’action en Perse, vers 470 avant Jésus-Christ. Ce récit est plein de rebondissements, il y a des intrigues, de l’amour, des trahisons, des menaces, du sang, du pouvoir… bref, pour les moins jeunes d’entre nous, c’est Dallas : « ton univers impitoyable » ! Et il y a quelque chose de très étonnant dans ce livre, vous savez ce que c’est ? Dieu est complètement absent. Ou plutôt, il n’est nommé nulle part. C’est pourquoi j’ai intitulé cet article : « Esther et le dieu absent ». Avouez que ma créativité est débordante !

Vous pouvez y aller, lisez-le en long, en large et en travers, Dieu n’est pas là. Ça c’est assez extraordinaire pour un livre qui se trouve dans la Bible. On pourrait se dire que ce n’est pas normal, que c’est une erreur, Dieu ne peut pas être absent. Il ne peut pas se cacher comme ça, ça n’a pas de sens.

D’ailleurs, il existe une version grecque du livre d’Esther (que vous trouverez dans des bibles qui contiennent les livres deutérocanoniques : les bibles catholiques, par exemple), qui reprend l’histoire et qui ajoute certains détails, Dieu par ici et Dieu par là, pour remettre un peu de religion au cœur de ce livre. J’ai d’ailleurs écrit un article dans Foi et Vie au sujet d’un des ajouts grecs au livre d’Esther.

Mais enfin, dans sa version en hébreu, Dieu est absent. Comme quoi, même quand on ne parle pas de Dieu, on peut faire de la théologie !

Et cet article tombe bien puisque nos ami·e·s israélites viennent juste de fêter Pourim, qui a pour but de rappeler cette histoire biblique.

Un point sur les noms

Je vais commencer par parler des prénoms. Les prénoms sont importants dans la Bible, vous le savez ?

Les prénoms ont du sens, ils racontent les désirs de ceux qui ont donné le prénom – les parents. Eh bien Esther c’est compliqué, parce que ce n’est pas un prénom hébreu. Ah non ? Ben non. Esther, c’est un prénom babylonien qui représente une étoile – l’étoile du matin – ainsi que la déesse babylonienne (mésopotamienne pour être plus précis) qui lui est associée, la déesse Ishtar.

Esther, c’est un nom qui n’est pas hébreu, mais comme un jeu de mot, on entend « SATAR », qui est traduit par le verbe « cacher », dans le nom d’Esther. Parce qu’Esther cache son identité juive. Et parce que Dieu se cache dans ce livre. Là on commence à voir que la personne qui a écrit le roman d’Esther avait une idée en tête en lui donnant ce nom ! Tout un programme !

Mais Esther, ce n’est pas son vrai nom. Son vrai nom, son nom hébreu, c’est Hadassa, et ce nom désigne un arbuste, le myrte, qui donne des fleurs blanches en forme d’étoiles. Les symboles sont très présents ici, vous voyez. Surtout quand on sait que le myrte est un symbole associé à Vénus.

On continue avec les prénoms ? Esther a un oncle, ou un cousin, on ne sait pas trop, qui s’appelle Mardochée. Mardochée, c’est un nom formé d’après la divinité babylonienne Marduk. Marduk, c’est le dieu principal de Babylone.

Un dieu absent, des Juifs qui se cachent

Pourquoi donner des noms de divinités non juives à des héros juifs ? C’est une manière de montrer que ces personnages sont bien assimilés.

Ils sont Juifs, ils pratiquent une foi juive, mais comme beaucoup des élites juives qui ont été emmenées en Exil à Babylone en 587 avant Jésus-Christ, ils se sont bien adaptés à la vie culturelle et cultuelle locale. Ils se sont si bien adaptés que Mardochée est un homme qui travaille à la cour du roi.

Assimilés, donc, mais Juifs quand-même, et ça va se sentir dans la suite du récit, puisque Mardochée va refuser de se mettre à genoux devant le premier ministre, Haman. Parce qu’on ne se prosterne que devant Dieu. Et vous le savez, ça déclenche la fureur d’Haman, qui devient fou au point de vouloir exterminer les Juifs du pays.

L’horreur, qui nous rappelle bien des périodes sombres de notre histoire.

Les Juifs parviennent – dans ce récit – à vivre dans le monde perse sans se faire remarquer. Ils vivent comme tout le monde, du moins en apparence.

Au point que personne ne va s’imaginer qu’Esther est juive. Rien ne la distingue des autres. Elle peut donc cacher le fait qu’elle est juive.

Dans ce récit, les Juifs sont invisibles, jusqu’à un certain point, et tant que ce point n’est pas franchi, tout va bien. Mais le jour où on demande aux Juifs d’aller au-delà de ce que leur conscience leur permet, là, leur judaïté est dévoilée. Et là la rébellion commence à s’organiser.

C’est là que Mardochée intervient auprès d’Esther – parce qu’il peut librement se rendre dans la cour du palais royal. Esther demande à son peuple de se mobiliser par le jeûne. Esther peut jouer de son influence auprès du roi. Elle peut tendre un piège à Haman, pour l’empêcher de nuire.

Esther, un récit qui résonne ?

Parfois, nous sommes dans des situations compliquées, nous aussi. Nous vivons comme tout le monde – au moins en apparence. Personne ne sait que nous sommes chrétiens, personne ne sait que nous sommes protestants. Nous ne nous cachons pas, mais nous n’avons aucune raison de porter un autocollant sur le front qui dirait : « je suis protestant » !

Rien ne nous différencie des autres, jusqu’à ce qu’on nous pousse dans nos retranchements.

Il se peut que nous osions une parole qui indique nos engagements, mais il est des situations où on nous demande d’aller trop loin. Quand on nous demande de participer à une rumeur sur quelqu’un. De nous venger. Ou de profiter de la faiblesse de quelqu’un. Bref, il y a des occasions, dans la vie, où notre conscience nous dit : « non, tu ne peux pas faire ça, parce que l’amour de Dieu habite en toi ». Et pour ça, le récit d’Esther peut nous encourager.

Encourager, ça veut dire : « donner du courage ».

Mardochée ne manque pas de courage. Il refuse d’agir contre sa conscience. Esther, qui hésite – et ça nous enseigne que c’est normal d’hésiter, quand nous sommes face à une prise de risque – finit par risquer sa vie pour défendre son peuple. Elle cherche à réaliser ce qui est juste, même si elle doit en payer le prix. Elle reste solidaire de sa communauté, alors qu’elle est dans une situation privilégiée.

Esther aurait pu se dire : moi j’ai tout le confort que je veux, je m’en fous de ce qui leur arrive. Ou encore : c’est par mes propres efforts que je suis devenue Reine, j’ai travaillé dur pour en arriver là, si les autres veulent s’en sortir ils ont qu’à arrêter de faire les fainéants.

Non.

Elle reste solidaire, malgré la tentation qu’elle a de se désolidariser de son peuple.

Le livre d’Esther nous aide à comprendre comment être courageux quand le monde autour nous est hostile.

Le récit d’Esther n’est pas un exemple à suivre

En revanche, nous ne pouvons pas, en tant que communauté chrétienne, lire le massacre des ennemis des Juifs comme étant un exemple à suivre. On ne peut même pas se réjouir de ce récit.

Autant nous pouvons nous réjouir de voir que les Juifs échappent au massacre, autant cette tuerie n’emporte pas notre enthousiasme.

Le livre nous place devant une réalité : parfois, le seul moyen de survivre, c’est de tuer. C’est extrême, mais toutes les personnes qui ont vécu ces situations extrêmes sont en proie à cette question très complexe. Mourir ou faire mourir. Là, vraiment, la morale n’est d’aucun secours pour résoudre ce problème.

Si tu te trouves dans une rue, seul·e, et que quelqu’un menace de te tuer, que vas-tu faire ? Tu sais ce que tu aimerais faire, mais tu ne sais pas ce que tu feras. Il y a des chances que la question finisse par « soit je tue, soit je meurs ».

C’est vraiment pas simple.

Mais dans le livre d’Esther, la situation n’est pas aussi binaire. Esther et Mardochée se retrouvent du côté du pouvoir. Le roi – qui a l’air un peu stupide, soit dit en passant – propose une solution : j’autorise les Juifs à s’armer, comme ça ils pourront tuer tous ceux qui les détestent. Mais Esther et Mardochée auraient pu imaginer un autre scénario. Le roi ne pouvait pas annuler le décret concernant le massacre des Juifs, mais ils auraient pu proposer au roi une autre solution. Par exemple : « Pour chaque Juif tué, vous devrez payer au roi 500,000 Euros ». Bon les euros n’existaient pas à l’époque, mais vous voyez l’idée. Ou bien quiconque tue un juif finira sa vie en prison. Etc.

On peut faire preuve d’imagination quand-même.

Ils en avaient le temps.

Interpréter, encore et encore !

Comment pouvons-nous comprendre cette fin de récit ? Comme un avertissement qui dirait : « attention ! Les victimes peuvent se transformer en bourreaux ».

Il faut toujours être prudents, quand nous disons « moi, je ne pourrais jamais me comporter comme ça ». Emportés par la peur, nous pouvons mettre en œuvre les mêmes horreurs que ceux qui nous font souffrir.

Il faut prier et faire confiance à Dieu pour vivre la foi telle qu’elle nous est donnée, c’est-à-dire dans l’amour du prochain, sans cesse. Je rappelle donc ici un principe de lecture indispensable – tellement évident qu’on oublie parfois de le rappeler : la Bible n’est pas écrite pour que nous la prenions en exemple. Elle est écrite pour nous faire réfléchir sur nos propres dynamiques.

Ou pour le dire autrement : elle n’est pas un livre de réponses, mais un livre de questions. Elle nous questionne sur ce qui se trouve vraiment au fond de notre cœur. Et si c’est la haine de l’autre qui est dans notre cœur, alors nous prendrons exemple sur ce massacre pour justifier nos horreurs. Mais si c’est l’amour qui est dans notre cœur, nous serons capables de dire : « Là, la bible nous montre ce qu’il ne faut pas faire ».

Vous, lecteurs, vous lectrices, vous êtes responsables de l’interprétation que vous faites des textes. Et avec cette histoire, vous voyez qu’un personnage capable des plus belles choses est également capable des choses les pires.

Un dieu absent

Et c’est peut-être pour ça que Dieu est absent de ce récit.

Parce que ce récit raconte des événements qui, somme toute, sont très communs. C’est un peu ce qui arrive tous les jours, à des degrés divers.

Quelqu’un m’insulte, je le frappe.

On rigole de moi, je dis des saletés sur son dos.

Quelqu’un se gare mal, je lui crève un pneu.

On en a plein des exemples comme ça. Ce sont des actions dans lesquelles Dieu ne se trouve pas.

Vivre comme ça, agir comme ça, c’est vivre comme si Dieu n’était pas là, à nos côtés. Faire ces choses, c’est oublier notre identité de fils et de filles de Dieu.

Bien évidemment, je ne vous encourage pas à vous laisser marcher sur les pieds. En revanche, je vous encourage à réfléchir, à prier et à chercher des solutions, pour que – quand votre environnement est hostile – votre résistance à la pression soit toujours respectueuse de l’Esprit que Dieu a mis en vous.

PS : vous trouverez plein d’interprétations qui démontrent comment Dieu est présent dans ce récit, par les coïncidences qui vous invitent à « voir la main de Dieu » dans les coups du sort tels qu’ils sont racontés dans le texte. Sans récuser ces arguments, j’ai voulu me situer ailleurs, et entendre autrement, pour une fois, l’absence de Dieu dans le récit. Cette vidéo, très bien faite, peut d’ailleurs vous aider à saisir la structure du livre, et à voir combien le récit a été super bien pensé et construit.

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