La manne, kezako ?
Une étymologie populaire que l’on trouve dans la Bible dit que le mot manne signifie « qu’est-ce que cela ? » Ou : « qu’est-ce que c’est ? ». C’est pourquoi j’ai donné à cet article le titre : « La manne, kezako ? » (pour les plus jeunes, kezaco est une interrogation passée dans le langage courant, bien qu’on ne l’utilise plus trop aujourd’hui, qui vient de l’occitan et qui signifie, vous vous en doutez : qu’est-ce que c’est ?).
Dans le désert
La manne, c’est la nourriture accordée par Dieu à son peuple au cours de la longue marche qu’il accomplit dans le désert, sous la conduite de Moïse.
La manne est comparée à la graine de coriandre, elle est décrite de couleur blanche. Réduite en farine, on pouvait en faire des galettes au goût de miel. Certains identifient la manne à la résine de tamaris, mais le texte parle là d’une nourriture miraculeuse, prodiguée par Dieu d’une manière extraordinaire. L’idée, c’est de faire comprendre au peuple que s’il a survécu dans le désert, c’est grâce à la providence de Dieu. Et chaque jour, les Hébreux doivent placer leur confiance en Dieu, qui pourvoira.
Le livre des Nombres dit que les Hébreux se sont vite plaints de ce pain des anges, regrettant les poissons, les concombres, les melons, les poireaux, les oignons et l’ail qu’ils mangeaient lorsqu’ils étaient en esclavage.
En fait, c’est une attitude très fréquente : quand on vit des transformations sociales très importantes, on a tendance à fantasmer le passé dès que surgissent les difficultés. On se dit : « au fond, l’esclavage, c’était pas si pire que ça. C’était la sécurité de l’emploi, la sécurité alimentaire et l’assurance d’avoir un toit. » On minimise les coups de fouets, les mises à mort, l’oppression et l’augmentation continue de la charge imposée. Bref, un passé horrible se retrouve glorifié à cause de la peur de l’avenir.
Là, Dieu encourage son peuple à lui faire confiance face à l’avenir. Il faut faire confiance à ce Dieu qui conduit le peuple à travers le désert, avoir confiance que le pain quotidien arrivera encore demain… et après-demain.
La manne… pourquoi ?
Pourquoi Dieu a-t-il envoyé la manne au peuple ?
Dans le chapitre 16 du livre de l’Exode, le verset 4 le dit de manière explicite : « Je vous mettrai ainsi à l’épreuve pour savoir si vous marchez ou non selon mon enseignement ». En quoi consiste cet enseignement, qui se dit Torah en hébreu, et en quoi consiste cette obéissance ?
Il s’agit de ne pas récolter plus que ce dont ils ont besoin.
Il s’agit de faire suffisamment confiance à Dieu dans le fait qu’il pourvoira, chaque jour, aux besoins de chaque foyer. Tout ce qu’ils mettront de côté pourrira.
Et quand on se préparera à vivre shabbat, on prendra deux rations, puisqu’il ne faut pas travailler le jour du shabbat, et là ça ne pourrira pas. Faites-moi confiance, dit le Seigneur.
Faites-moi confiance.
Voici l’enseignement qui est au cœur de ce récit. Il ne s’agit pas de la manne en soi – dont au final on ne sait toujours pas ce que c’est exactement. Il s’agit des instructions qui sont données par Dieu lui-même à propos du shabbat.
Et surtout, Dieu donne un modèle sur lequel fonder une idée juste de la répartition des biens : chacun devra en ramasser la quantité nécessaire et suffisante pour sa nourriture et celle de sa famille pendant une journée. Par une sorte de miracle, une répartition égale s’accomplit entre tous.
Mettre en pratique l’enseignement reçu, c’est veiller à ce que personne n’aie trop, et à ce que personne n’aie trop peu. C’est stimuler ceux qui ont plus pour qu’ils donnent à ceux qui n’ont pas assez. C’est réduire fortement les inégalités.
La manne et l’épargne
L’autre dimension de l’enseignement, c’est de ne pas amasser au-delà de nos besoins.
Et le Nouveau Testament fait écho à cet épisode, quand Jésus dit : « Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où les mites et la rouille détruisent et les cambrioleurs forcent les serrures pour voler. Amassez-vous plutôt des trésors dans le ciel, où il n’y a ni mite ni rouille pour détruire, ni cambrioleurs pour forcer les serrures et voler. Car ton cœur sera toujours là où est ton trésor. »
Non seulement la manne était le pain du ciel, mais c’était le signe d’une équité pour tous et d’une marche quotidienne par la foi, sans accumuler des réserves en prévision de l’avenir.
D’ailleurs, le texte dit que l’accumulation manifeste l’absence de confiance en Dieu, et que ça finit par devenir une puanteur pour la communauté.
Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende !
Mettre le peuple à l’épreuve de l’obéissance au commandement de ne pas amasser plus que de raison, voilà un thème qui me semble bien actuel ! A l’heure où les très riches n’ont jamais été aussi riches, et où la distance qui sépare les très riches des très pauvres n’a jamais été aussi grande, on ferait bien de méditer l’enseignement que la Torah nous donne sur la manne !
L’apôtre Paul et la manne
D’ailleurs, l’apôtre Paul ne s’y était pas trompé : dans sa deuxième lettre aux Corinthiens, au chapitre 8, Paul décrit la situation des églises de Macédoine. Il les décrit comme étant très pauvres. Néanmoins, ces églises ont été extrêmement généreuses, donnant au-delà de leurs possibilités et de tout leur cœur (au-delà de leurs possibilités… je vous laisse imaginer ce que ça signifie).
Paul et Barnabas étaient missionnés pour porter l’Évangile en terre non-juive, mais les communautés qu’ils allaient fonder devaient manifester leur union avec l’Église mère – l’Église de Jérusalem – par un geste de solidarité financière.
Paul indique dans cette lettre que « donner est une grâce ». Le Christ, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour que nous soyons riches de toute richesse spirituelle, dit-il. Il rappelle aussi cette idée, que l’on retrouve dans tout le nouveau testament : nous sommes les gérants de l’argent que nous possédons, et le meilleur usage que nous pouvons en faire est d’en faire bénéficier ceux qui en ont besoin.
Et pour illustrer ces choses, Paul fait référence à la manne, et je le cite : « Il ne s’agit pas pour vous de tomber dans le besoin pour soulager les autres, mais c’est une question d’égalité. En ce moment, vous êtes dans l’abondance, ce qui vous permet de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. De la même façon, si vous êtes un jour dans le besoin et eux dans l’abondance, ils vous viendront en aide. C’est ainsi qu’il y aura égalité, conformément à ce que l’Écriture déclare : ‘Celui qui en avait beaucoup ramassé n’en avait pas trop, et celui qui en avait peu ramassé n’en manquait pas’ ».
Déclaration des Écritures directement tirée d’Exode 16.
Jean Calvin et la manne
Pour Calvin, une personne riche est une personne qui se trouve dans une situation privilégiée par rapport à son prochain, quelle que soit la grandeur de sa richesse. On est toujours le riche de quelqu’un.
Le riche a une mission économique providentielle : il est chargé de communiquer à plus pauvre que lui une part de sa richesse, de telle façon que le pauvre cesse d’être pauvre et que lui-même cesse d’être riche. Et d’autre part, le pauvre a une mission spirituelle à remplir. Il est destiné à être le prochain du riche, celui qui, de la part de Dieu, donne l’occasion au riche de se défaire de son bien et de se libérer de la servitude de l’argent.
Dans la société telle que Dieu la pensée, il y a donc communication mutuelle des biens qui, sans supprimer complètement les inégalités économiques, les atténue très fortement.
Calvin a beaucoup insisté sur cette communication mutuelle des richesses au sein de la société, prenant comme modèle la redistribution de la manne entre les Israélites. Elle tendait à une égalité différenciée selon laquelle « celui qui avait ramassé beaucoup n’avait rien de trop, et celui qui avait ramassé peu n’en manquait pas ». C’est pourquoi Calvin appelle les riches « les ministres des pauvres », c’est-à-dire les serviteurs des pauvres.
Du coup, Calvin fait remarquer que le vol n’est pas seulement l’acte de ravir un bien appartenant à autrui. Voler, c’est d’abord refuser de donner à son prochain ce qui devrait lui revenir au nom de l’amour. Voler, c’est garder pour soi ce qui revenait au pauvre de droit de la part de Dieu, selon l’ordre d’aimer son prochain comme soi-même.
Mettre en pratique… kezako ?
Le récit de la manne nous encourage à mettre l’enseignement en pratique. C’est transversal dans la Bible : Luc fait dire à Jésus « celui qui écoute mes paroles et ne les met pas en pratique est comme quelqu’un qui a bâti une maison directement sur le sol, sans fondations. Quand les eaux du torrent se sont jetées contre cette maison, elle s’est aussitôt écroulée : sa destruction a été totale. »
Et Jacques écrit : « Mettez la parole de Dieu en pratique : ne vous contentez pas de l’écouter, en vous faisant des illusions sur vous-mêmes. Car toute personne qui écoute la parole, sans la mettre en pratique, ressemble à quelqu’un qui se regarde dans un miroir et qui se voit tel qu’il est. Après s’être regardé, il s’éloigne et il oublie aussitôt comment il est. En revanche, la personne qui se penche attentivement sur la Loi parfaite, celle qui rend libre, y reste attachée, elle la met en pratique, sans se contenter de l’écouter pour l’oublier ensuite ; eh bien, cette personne sera heureuse dans tout ce qu’elle fait ! »
Je vous invite donc à relire Exode 16, et à examiner dans votre cœur si vous voulez ou non obéir à cette parole, qui nous enseigne à ne pas laisser les plus pauvres que nous être pauvres, et à ne pas laisser tranquilles les plus riches que nous, quand ils volent les pauvres des richesses qui leur sont dues.
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