Une théologie de la sandale
Aujourd’hui j’ai à cœur de vous parler de nœuds. Non pas de nœuds de marins, ni de nœuds papillons, mais de nœuds qu’il nous faudrait dénouer, dans le cadre d’une théologie de la sandale.
Mais non, non, non, je ne dis pas n’importe quoi.
Quand ils approchent de Jérusalem, près des villages de Bethfagé et de Béthanie,
ils arrivent vers le mont des Oliviers. Jésus envoie deux de ses disciples.
Il leur dit :
« Allez au village qui est devant vous.
Dès que vous y entrerez, vous trouverez un petit âne attaché,
sur lequel personne ne s’est encore assis. Détachez-le et amenez-le-moi.
Si quelqu’un vous demande : “Pourquoi faites-vous cela ?”, dites-lui :
“Le Seigneur en a besoin, mais il le renverra ici sans tarder.” »
Ils partirent et trouvèrent un petit âne dehors, dans la rue, attaché à la porte d’une maison.
Ils le détachèrent.
Des gens qui se trouvaient là leur demandèrent :
« Que faites-vous ? pourquoi détachez-vous cet ânon ? »
Ils leur répondirent ce que Jésus avait dit, et on les laissa aller.
Ils amenèrent l’ânon à Jésus ; ils posèrent leurs manteaux sur l’animal, et Jésus s’assit dessus.
Beaucoup de gens étendirent leurs manteaux sur le chemin,
et d’autres y mirent des branches vertes qu’ils avaient coupées dans la campagne.
Ceux qui marchaient devant Jésus et ceux qui le suivaient criaient :
« Hosanna ! Que Dieu bénisse celui qui vient au nom du Seigneur !
Que Dieu bénisse le règne qui vient, le règne de David notre père !
Hosanna au plus haut des cieux ! »
Marc 11.1-10
Cet épisode raconte ce que l’on a appelé plus tard la « fête des Rameaux ». Rameaux, parce que quand Jésus entre à Jérusalem, les foules agitent des branches de palmiers (des rameaux) et les étalent par terre, ainsi que leurs manteaux, pour que Jésus marche dessus. C’est la manière qu’avaient les gens de l’époque d’honorer le roi. Mais vous le savez peut-être, la grande joie de la foule va peu à peu disparaître, et Jésus va se retrouver seul, abandonné. Avec tout ça, moi, j’ai choisi de parler des nœuds. Oui, j’avoue, c’est assez étrange comme thème, il ne va pas très bien avec le récit des Rameaux… mais suivez-moi dans mon labyrinthe et voyons comment nous pouvons nouer tout ceci.
Qu’est-ce qu’un nœud ? On a deux bouts de matériau souples, et on fait un nœud pour les réunir. Le nœud est donc ce qui permet de réunir des objets souples séparés.
C’est une image pour nous : on peut dire que les relations humaines sont faites de nœuds. Les liens de l’amour ou les liens familiaux par exemple, sont faits de nœuds qui sont comme des points qui nous réunissent. Certains appellent ça « les points communs ». Le nœud est donc très important puisque c’est ce qui nous relie aux autres.
Mais il y a une autre définition du nœud. On parle du nœud du problème par exemple. D’un sac de nœuds. J’ai l’image d’un tuyau qui a un nœud : l’eau ne passe plus. Ici, le nœud, ce n’est plus ce qui relie, mais c’est ce qui coince. Souvent d’ailleurs, les nœuds qui nous relient sont les mêmes que ceux qui nous coincent : ce qui empêche le mouvement, qui enserre et emprisonne. Le nœud coulant qui empêche l’animal de s’en aller. Dans notre lecture de l’évangile, il y a un petit âne attaché près d’une porte, dehors, dans la rue. Bref, je veux parler des nœuds qui coincent.
Nous avons tous et toutes des nœuds qui nous bloquent et qui bloquent les relations que nous avons avec les autres. Notre histoire personnelle est faite de nœuds. Quand on te répète que tu es stupide, le nœud de la stupidité se referme sur toi. Alors tu te sens bête dès que tu ouvres la bouche. Ou bien on te répète que tu es trop maigre. Alors tu te caches dans des vêtements trop larges parce que le nœud de la honte te bloque. Il y a beaucoup de nœuds en fait, autant de nœuds que de situations. Et ces nœuds viennent bloquer notre être intérieur. Notre difficulté à gérer nos émotions vient de ces nœuds. Ces nœuds nous empêchent de parler vrai. Et c’est là que j’en viens à Moïse.
Moïse s’occupait des moutons et des chèvres de Jéthro, son beau-père, le prêtre de Madian.
Un jour, après avoir conduit le troupeau au-delà du désert, il arriva à l’Horeb, la montagne de Dieu.
L’ange du Seigneur lui apparut dans une flamme, au milieu d’un buisson.
Moïse constata que le buisson était en feu et pourtant le buisson lui-même ne brûlait pas.
Moïse se dit :
« Je vais faire un détour pour voir ce phénomène étonnant
et découvrir pourquoi le buisson ne brûle pas. »
Lorsque le Seigneur le vit faire ce détour, il l’appela du milieu du buisson :
« Moïse, Moïse ! – Me voici ! » répondit-il.
« Ne t’approche pas d’ici, dit le Seigneur.
Enlève tes sandales, car l’endroit où tu te tiens est une terre qui m’appartient.
Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. »
Moïse se couvrit le visage parce qu’il avait peur de regarder Dieu.
Le Seigneur reprit :
« J’ai vu comment on maltraite mon peuple en Égypte ;
j’ai entendu les Israélites crier sous les coups de leurs oppresseurs.
Oui, je connais leurs souffrances.
Je suis venu pour les délivrer du pouvoir des Égyptiens, et pour les conduire de ce pays,
l’Égypte,
vers un pays beau et vaste,
vers un pays qui ruisselle de lait et de miel,
où habitent les Cananéens,
les Hittites, les Amorites, les Perizites, les Hivites et les Jébusites.
Puisque les cris des Israélites sont montés jusqu’à moi
et que j’ai aussi vu de quelle manière les Égyptiens les oppriment,
je t’envoie maintenant vers le pharaon.
Va, et fais sortir d’Égypte Israël, mon peuple. »
Exode 3.1-10
Moïse promène les troupeaux de son beau-père au-delà du désert. Il est devant la montagne de Dieu – là où, plus tard, il recevra les dix paroles. Et Moïse voit un buisson qui est en feu mais qui ne brûle pas. C’est un phénomène étonnant. Alors il dit : « je vais faire un détour pour voir ce phénomène étonnant et découvrir pourquoi le buisson ne brûle pas ».
Je vais faire un détour. Pourquoi Moïse se détourne-t-il ? Pour découvrir pourquoi le buisson ne brûle pas. Par un jeu de mots savant que je vous épargne, en hébreu, le mot « pourquoi » renvoie au verbe « se tenir debout ». Voici ce que j’entends : quand nous sommes repliés sur nous mêmes, quand nous sommes dans nos problèmes, dans nos nœuds, c’est en posant la question « pourquoi » que nous commençons à nous relever, c’est-à-dire à nous dénouer.
Avec son pourquoi, Moïse se tient debout. Et alors là c’est intéressant car le terme « se tenir debout » est présent dans le texte – même s’il n’apparaît pas dans notre traduction. L’hébreu dit : « Enlève tes sandales, car l’endroit où tu te tiens debout est une terre qui m’appartient » – autrement dit, une terre sainte. L’endroit où tu te tiens debout.
Dieu reconnaît la valeur du pourquoi de Moïse. Et je vois que la question pourquoi est le lieu qui appartient à Dieu. C’est un lieu saint. C’est là qu’il convient d’enlever ses sandales. Pourquoi faut-il enlever ses sandales quand on se demande pourquoi ? Voyons voir ce qui se cache dans la théologie de la sandale.
J’imagine que les sandales de Moïse devaient avoir des lacets que l’on nouait pour qu’elles tiennent. Enlève tes sandales, ça veut dire dénoue tes sandales et enlève-les. Défais les nœuds, quoi. C’est une histoire de nœuds. Et Moïse était plein de nœuds. Ce n’est pas pour rien que Dieu lui demande de dénouer ses sandales. Plus loin nous apprenons que Moïse a des difficultés à parler. « J’ai la bouche pesante et la langue embarrassée » dit-il. Moïse a conscience d’avoir des nœuds. Le nœud qui se referme et qui produit de l’angoisse.
Les nœuds, donc, bloquent la parole. Et quand on ne trouve pas d’espace pour dire nos nœuds, ça fait des drames. Nous avons besoin de dire les choses qui nous hantent. De dire nos angoisses. De dire nos désirs. Nous avons besoin d’avoir accès à des personnes qui peuvent entendre ce que nous avons à dire, même si ce sont des paroles douloureuses et violentes. On appelle ça des psys. Ou des pasteurs, aussi, parfois. Et parler à des gens en capacité d’entendre, ça aide à dénouer, lentement, tout ce qui nous tient enfermé.
Ça prend du temps, parfois beaucoup de temps, et les nœuds ne seront peut-être pas totalement défaits, mais à force de parler, le nœud se fait moins serré, et le souffle peut passer. L’air devient respirable.
Est-ce que vous voyez de quoi je veux parler ? Est-ce que vous avez parfois eu l’impression d’étouffer à cause de vos problèmes personnels ? Est-ce que vous avez vu à quel point ces nœuds-là affectent vos relations ? Le blocage est tel qu’il ne peut pas y avoir de vrai dialogue, où chacun peut s’exprimer sur ce qu’il ressent, sur ce qu’il comprend et sur ce qu’il vit, et où chacun peut entendre l’autre dire ce qu’il dit. Quand la relation de parole vraie n’existe pas, quand il n’y a aucun lieu où l’on puisse tout dire en toute confiance, on se fait du mal et la relation se détériore. Et pour dire ce parler vrai, il faut commencer à défaire ses nœuds. Il est bien rare qu’on y parvienne tout seul.
Quand Lazare sort du tombeau parce que Jésus l’a ressuscité, il sort avec les pieds et les mains attachés par des bandes. Jésus dit à ses disciples : déliez-le et laissez-le aller. Au sein de notre communauté, il est nécessaire qu’il y ait des gens qui soient en capacité d’entendre le parler vrai. Des gens qui ne prennent pas les remarques pour des critiques personnelles. Des gens qui entendent les blessures qui se trouvent derrière les mots. Pour participer au dénouement. C’est-à-dire à la libération.
Il y a plusieurs sortes de nœuds, donc : il y a les nœuds qui tissent les relations, et il y a les nœuds qui bloquent les relations. Dieu invite Moïse à se défaire de ses nœuds pour pouvoir se tenir debout dans le questionnement. Nous avons, tous et toutes, nos nœuds. Et si nous entendons l’appel de Dieu, alors nous veillerons à essayer de défaire les nœuds qui nous entravent. Il y a beaucoup de choses en jeu (en je) dans ces nœuds.
La théologie de la sandale nous amène à envisager la sortie d’Égypte comme une libération de la parole, une guérison des blessures. Quand Jésus ressuscité apparaît à ses disciples, il a la marque des clous et de la lance. La marque est là parce qu’elle fait partie de son histoire. Mais ses blessures ne saignent plus, elles ne s’infectent plus et elles ne sont plus douloureuses. Parce que ses blessures sont guéries. La résurrection nous parle ici de la capacité que nous avons à vivre avec notre histoire. Notre capacité, en fait, à enlever les nœuds, pour que nous puissions vivre libres de nos chaînes mentales et émotionnelles.
Je vous donne un avertissement. Dénouer ses nœuds est un chemin difficile. Douloureux. Et angoissant. C’est toute l’histoire de la Pâque. Moïse quitte l’Égypte avec son peuple, il y a une certaine euphorie parce que Dieu vient d’accomplir sa promesse, et d’un coup on se rend compte que l’armée de Pharaon est à nos trousses. Or, nous n’avons pas d’armes pour nous défendre. Nous ne savons pas nous battre. Nous ne sommes pas des guerriers. Nous n’avons jamais été que des esclaves. Alors nous fuyons, comme nous pouvons. Et là, notre chemin est brusquement interrompu par une étendue d’eau impossible à traverser. C’est la peur. C’est l’angoisse. C’est le découragement.
Ne croyez pas que défaire vos nœuds se fera comme quand on monte les marches du festival de Cannes, avec un beau tapis rouge entouré de gens qui vont vous prendre en photo pour montrer à tout le monde combien vous êtes formidable. Défaire vos nœuds demande un gros effort. Mais Dieu est avec vous. Il sait ce que vous souffrez. Il souffre avec vous. Et il a promis de vous libérer.
Pâques, cette année, nous invite à défaire nos nœuds, à nous questionner, et à entendre le beau message de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ. Car au fond, si Jésus a vécu tout ça, c’est pour nous dénouer afin que nous vivions une vie libérée.
Souvenez-vous de cet âne attaché dans la rue. Jésus demande de le détacher et de le lui amener. Et les gens ne comprennent pas pourquoi on détache cet âne. Les gens ne comprennent rien à la liberté. Mais c’est tout simple : le Seigneur en a besoin. Cet âne va porter Jésus.
Je n’ai aucun problème à m’identifier à l’âne. Je suis attaché : il y a des choses qui m’empêchent d’être libre, il y a des nœuds dans ma vie, et je ne peux pas faire ce que je veux. Mais Jésus est venu me détacher, me libérer, parce qu’il avait besoin de moi. Je ne me suis pas enfui, j’ai accepté qu’il vienne habiter en moi, et je le porte partout où je vais, malgré ces nœuds dont j’essaye de me débarrasser. Ce dénouement, c’est le projet de Dieu pour chacun et chacune de nous.
Enlève tes sandales, car le lieu sur lequel tu te tiens debout appartient à Dieu.
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