Un peu de souffle dans nos traditions
Quand nous lisons la Loi de Moïse, il peut nous sembler que Dieu n’aime pas le homard, le lapin, les cigognes – tant pis pour l’Alsace !, les lézards, les scarabées, les chauve-souris, et bien d’autres animaux encore (voir Lévitique 11, par exemple). En vérité, j’exagère. La Bible ne dit pas que Dieu ne les aime pas, c’est juste qu’ils font partie des animaux dits « impurs ». Il faut préciser que les mots « pur » ou « impur » font partie d’un vocabulaire qui nous échappe, à nous, occidentaux et occidentales du 21e siècle. Cette classification du monde semble avoir un lien avec une hiérarchisation des éléments en fonction du lien qu’ils entretiennent avec la vie ou la mort. Par exemple, un cadavre est « impur », et un crabe (qui est très susceptible de manger du cadavre, est « impur »). Une personne qui a une maladie de la peau (que l’on appelait « lèpre » à d’autres époques, mais qui ne serait peut-être qu’une dartre) était considérée « impure » le temps de sa maladie. Ces notions d’animaux « purs » et « impurs » posent une limite aux humains, en leur disant : « respectez leur vie, leur habitat naturel, et n’en mangez pas, car ce n’est pas bon pour vous ». Cependant, pendant des siècles, nous n’avons pas compris le terme « impur » de cette manière, car nous avons cru comprendre qu’il fallait éliminer – donner la mort – à ce qui était considéré comme « impur », alors qu’il était juste question de s’en éloigner, de respecter une saine distance. Quand on devait présenter – toujours selon la loi juive – un sacrifice sur l’autel du temple, il fallait veiller à ce que l’animal non seulement corresponde à la catégorie des animaux « purs », mais il devait en plus n’avoir aucun défaut. Le Dieu de Moïse exigeait la perfection : Dieu méritait ce qu’il y avait de meilleur. Interdit aux anormaux.
On trouve des versets qui classent certains êtres humains dans la catégorie des « impurs », et qui excluent ces personnes du service pour Dieu. J’ai déjà évoque les personnes qui avaient une maladie de peau, mais il faut parler d’autres situations, comme la malformation : une personne aveugle, boiteuse, ayant le nez déformé ou le membres allongé… une personne ayant une fracture, une personne bossue, ou une personne ayant les testicules écrasés… Du coup, si votre corps est abîmé, vous n’avez pas les qualités requises : vous êtes anormal·e. Si votre lignée familiale est endommagée, parce que vous êtes nés d’une union illégitime par exemple, ou parce que l’un de vos parents est étranger, vous êtes anormal·e. Vous ne pouvez pas rendre un culte à Dieu. C’est une manière de comprendre la Loi de Moïse. On a l’impression que c’est ainsi que les traditions anciennes ont compris la loi de Moïse. Et quand on lit les évangiles, on se dit que c’est ainsi que la tradition juive comprenait ces lois. Même si cette question mériterait d’être nuancée, parce que la réalité de l’époque est bien plus complexe que ce qu’il paraît, on se demande parfois comment on pourrait comprendre autrement cette tradition.
Dans l’Antiquité, les Juifs priaient en rendant grâce à Dieu « de ne pas m’avoir créé non-Juif… de ne pas m’avoir créé esclave… de ne pas m’avoir créé femme… ». Il n’y avait alors que très peu de traditions d’ouverture et d’accueil à l’autre. Je ne sais même pas s’il en existait alors. On observe des degrés d’ouverture (et nous le verrons, il y avait, au sein du judaïsme ancien, des tendances à l’ouverture), mais il n’y avait à ma connaissance aucune tradition qui n’exclue personne. Parce qu’il est très difficile, voire impossible, de créer une identité (c’est-à-dire de développer des liens forts entre des individus) sans dire qui en fait partie, et qui n’en fait pas partie. Il y a toujours des conditions à observer pour faire partie et se réclamer d’un groupe donné.
En tout cas, si je regarde mon histoire, je vois bien que je n’aurais jamais été admis dans le temple du Dieu des Juifs. Je suis disqualifié, je ne correspond pas aux critères requis. En vérité, je ne connais personne, aujourd’hui, qui pourrait être admis pour faire quoi que ce soit pour Dieu : les théologies ont développé une conception de Dieu tellement autre, tellement saint, tellement inaccessible et tellement parfait, qu’aucune relation véritable ne peut exister entre cette conception du divin et notre réalité humaine. Car dans ce type de théologies, l’être humain doit être parfait (sans défaut) pour pouvoir oser se soumettre avec crainte et tremblement à ce Dieu terrible. Il s’agit d’une relation basée sur la peur : la personne qui osait entrer dans le temple, même si elle s’était très bien préparée, risquait de mourir instantanément, au point que le grand-prêtre, qui devait y effectuer son service une fois l’an, s’attachait une corde à la cheville, reliée à l’extérieur du cœur du temple, de manière à ce qu’on puisse l’en sortir s’il venait à mourir. Par certains de ses aspects, c’était une religion excluante et basée sur la peur d’un dieu terrible. Mais est-ce étonnant ? Toutes les croyances religieuses de l’antiquité (ou presque) étaient ainsi : il fallait avoir peur des esprits divins, il fallait leur offrir des sacrifices pour apaiser leur colère, et il fallait s’y soumettre avec une obéissance extrême. C’était le cœur de quasiment tous les cultes connus. Pourtant, la Bible hébraïque contient bien d’autres passages qui ouvrent les portes aux personnes exclues.
Voici ce que le Seigneur déclare : « Respectez le droit, pratiquez la justice, car le salut que j’apporte est proche et ma justice est sur le point de se révéler.
Heureux sera celui qui fait ce que j’ai dit, qui s’y tient fermement, qui observe le sabbat sans le profaner et s’interdit de faire quelque mal que ce soit ! »
Il ne faut donc pas que l’étranger qui s’est attaché au Seigneur aille s’imaginer : « Le Seigneur m’exclut sûrement, à l’écart de son peuple. » L’eunuque ne doit pas non plus se dire : « Je ne suis qu’un arbre sec. »
Car voici ce que le Seigneur déclare : « Si un eunuque observe mes sabbats, s’il choisit de faire ce qui m’est agréable, s’il demeure fermement attaché à mon alliance,
alors je lui réserverai, sur les murs de ma maison, un emplacement pour son nom. Ce sera mieux pour lui que des fils et des filles. Je rendrai son nom éternel, rien ne l’effacera. »
Quant aux étrangers qui se sont attachés au Seigneur pour l’honorer et pour l’aimer, pour être ses serviteurs, le Seigneur déclare : « S’ils respectent le sabbat sans le déshonorer, s’ils demeurent fermement attachés à mon alliance,
alors je les ferai venir sur la montagne qui m’appartient, je les remplirai de joie dans ma maison de prière, j’accueillerai avec faveur les divers sacrifices qu’ils m’offriront sur l’autel. Car ma maison sera appelée “une maison de prière pour tous les peuples”. »
(Ésaïe 56.1-7)
Ésaïe est un de ces passages qui ouvre la porte aux autres : il réhabilite les eunuques, par exemple. Ces personnes, méprisées et raillées chez les auteurs grecs et latins, sont considérées comme des arbres secs dans l’Israël antique. Elles ne sont pas admises dans les assemblées et doivent rester dans la cour des païens, si toutefois elles osent se rendre au temple. Ésaïe redonne aux eunuques le droit de rendre un culte à Dieu.
Ésaïe intègre aussi les personnes étrangères au peuple de Dieu, en disant : Ma maison sera appelée une maison de prière pour tous les peuples. On a d’ailleurs de nombreux récits qui ouvrent à l’accueil des non-Juifs : je pense à Abraham, qui accueille les personnes étrangères, je pense à l’une des femmes de Moïse, qui était éthiopienne, je pense aussi à l’histoire de Ruth, la Moabite, etc. Je pense surtout au ce verset, souvent repris dans la Bible, qui dit :
Quand un immigré viendra s’installer dans ton pays, ne l’exploitez pas ; au contraire, traitez-le comme s’il était un membre de votre peuple : tu l’aimeras comme toi-même. Rappelez-vous que vous avez aussi été immigrés en Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu.
(Lévitique 19.33-34).
Je ne peux pas, dans le cadre de ce blog, faire le tour de la question, mais ces exemples suffisent à montrer que dans la Bible cohabitent plusieurs traditions concernant la mise en œuvre des règles d’exclusion. On voit une ligne dure : toutes les personnes anormales (c’est-à-dire ne correspondant pas aux critères de pureté) sont exclues soit du service pour Dieu, soit du peuple. On voit une ligne souple : ces personnes ont beau avoir des défauts, si leur cœur est habité d’un grand amour pour Dieu, elles sont acceptées et dans le peuple, et dans le service. On peut imaginer que d’autres traditions – plus ou moins souples, avec des conditions d’accueil plus ou moins développées – coexistaient au sein de la tradition biblique. Voyons maintenant comment Jésus se positionnait face à ces traditions. Car la question n’est pas si simple.
Puis Jésus partit de là et s’en alla dans le territoire de Tyr et de Sidon.
Une femme cananéenne qui vivait dans cette région vint à lui et s’écria : « Seigneur, fils de David, prends pitié de moi ! Ma fille est cruellement possédée par un démon ! »
Mais Jésus ne lui répondit pas un mot. Ses disciples s’approchèrent pour lui adresser cette demande : « Renvoie-la, car elle ne cesse de crier en nous suivant. »
Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé que vers les moutons perdus du peuple d’Israël. »
Mais la femme vint se prosterner devant lui et dit : « Seigneur, aide-moi ! »
Jésus répondit : « Ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. »
– « Seigneur, c’est vrai, dit-elle. Pourtant même les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. »
Alors Jésus lui répondit : « Oh ! que ta foi est grande ! Que tout se passe pour toi comme tu le veux. »
Et sa fille fut guérie à ce moment même.
(Matthieu 15.21-28)
Jésus a beaucoup mis l’accent sur cette ouverture présente dans la Bible juive. Dans notre récit, il arrive dans le territoire de Tyr et de Sidon, qui sont des ports situés dans le Liban actuel. Ce territoire étranger est souvent qualifié par les prophètes de territoire ennemi. Voici un aperçu de la structure de cette partie de l’Évangile selon Matthieu, qui nous permet de comprendre la dynamique du récit.
Jésus commence son ministère : il enseigne et il guérit des malades, puis il enseigne le fameux sermon sur la montagne (chapitres 5 à 7). Cet enseignement, très ancré dans la culture juive, a des accents très universalistes : il semble bien s’adresser à tout le monde, et pas seulement aux personnes de culture juive. Après, il guérit le serviteur d’un capitaine de l’armée romaine. Puis il se rend en territoire étranger, à Gadara, avec l’épisode des esprits impurs envoyés dans des troupeaux de porcs. Là, ces non-Juifs expliquent à Jésus qu’ils ne veut pas de lui ici. Cet épisode semble résoudre Jésus à ne plus s’occuper des non-juifs.
Jésus guérit des personnes paralysées, il mange avec des gens de « mauvaise vie » : on voit la porte de la grâce qui s’ouvre. Mais le discours de Jésus se recentre sur les Juifs : au chapitre 10, il envoie ses disciples en disant :
Évitez les régions qui ne sont pas juives. Allez plutôt vers les moutons perdus du peuple d’Israël.
Il semble y avoir, à ce moment-là, chez Jésus comme une période de « préférence nationale ». En revanche, Matthieu nous indique que les personnes étrangères s’intéressent beaucoup à Jésus : des gens viennent de loin pour l’écouter parler.
Au chapitre 11, Jésus s’adresse à des villes. Il dit à Chorazin, Bethsaïda et Caphernaüm que leur incrédulité sera condamnée, et que des villes non-juives, telles que Tyr, Sidon et Sodome seront jugées moins sévèrement. Les villes étrangères ne sont pas honorées, ici. C’est plutôt les villes juives qui sont humiliées, car elles sont désignées comme étant pires que les villes païennes. Pires que les « impures ».
Au chapitre 14, Jésus multiplie les pains et distribue de la nourriture à 5000 hommes. Il reste 12 corbeilles (qui peuvent représenter les 12 tribus d’Israël) des 5 pains (qui peuvent représenter les 5 livres de la Torah). Symboliquement, cette première multiplication des pains indique que le ministère de Jésus s’adresse aux Juifs.
Après cela, il y a la traversée du lac, avec l’épisode de la marche sur l’eau, puis une discussion avec les religieux de l’époque. Cette discussion porte sur des spécificités de la tradition juive. On reste dans le contexte juif.
Et au chapitre 15, Jésus entre dans le territoire de Tyr et de Sidon. Peut-être qu’il avait besoin de repos – ça, Matthieu ne nous le dit pas. J’imagine Jésus se disant : « Au moins, en territoire étranger, je ne serai pas harcelé par des gens qui veulent juste me contredire ». J’imagine un certain ras-le-bol. Mais une femme cananéenne a sans doute entendu parler de lui, puisqu’elle l’appelle 3 fois Seigneur, et qu’elle le nomme fils de David, ce qui indique qu’elle le considère comme étant le Messie. Jésus se ferme. Il n’est venu, dit-il, que pour les moutons du peuple d’Israël, répétant ses paroles du chapitre 10. Ses disciples non plus ne veulent pas d’elle.
Devant l’insistance de cette femme, Jésus se montre très dur. Je dirai même violent. Il la considère non comme faisant partie de la famille humaine, mais comme un petit chien. Ces « chiens de païens », voilà ce que j’entends. Ça me heurte. J’ai entendu des gens dire que Jésus faisait ça pour éprouver la foi de cette femme. Mais avec sa fille perturbée, cette femme n’était-elle pas déjà assez éprouvée ? Il fallait en rajouter ? Je trouverai ça pervers. Moi, je crois plutôt que c’est Jésus qui était mis à l’épreuve. Il s’était peu à peu fermé aux non-Juifs. Et je ne lui jette pas la pierre : il a sans doute eu des déceptions très fortes quand, voulant délivrer un message d’amour et d’accueil aux non-juifs, ceux-ci lui ont demandé de partir. Il est parfois difficile, quand on reçoit un appel, de discerner quand et comment il nous faut y répondre. Alors je vois Jésus tâtonner, là, parce qu’il ne sait pas exactement comment répondre à son appel. Et je n’oublie pas qu’il y avait, parmi ses disciples, des nationalistes durs qui sans doute l’ont un peu influencé. Jésus, selon moi, était en train d’apprendre. Quand on apprend, on fait des erreurs. Vous êtes peut-être gêné·e avec ce terme d’erreur. Alors disons qu’il faisait des essais, qu’il cherchait comment bien faire, et qu’il « avançait en marchant ».
Tandis que Jésus lui dit : « non, il y a les enfants, et puis il y a les chiens, et les chiens ne mangent pas le repas des enfants », elle lui dit « les chiens peuvent manger les miettes qui tombent de la table ». Tandis qu’il lui dit « ce n’est pas ouvert », elle répond « si, c’est ouvert, et ça dépend de toi de m’en faire profiter ». Tandis qu’il lui dit : « ce n’est pas le moment », elle lui dit « si ce n’est pas maintenant, ce ne sera jamais le moment ». Jésus semble vouloir respecter une limite et il maintient cette femme étrangère à distance. Tu es un petit chien. C’est-à-dire : tu es méprisable. La femme étrangère a le génie d’amener Jésus à redéfinir quelques unes de ses valeurs, de manière à ce qu’une frontière puisse être franchie. La femme cananéenne perçoit en Jésus bien plus que ce qu’il lui présente. Peut-être a-t-elle eu des échos du sermon sur la montagne ? En tout cas, elle semble savoir que Jésus est venu ouvrir la porte de la grâce aux personnes non-juives. Elle veut recevoir la bénédiction que Dieu a en réserve pour elle : à Abraham, Dieu avait dit
Toutes les familles de la terre seront bénies en toi.
Il y a surabondance de la grâce, et cette femme peut prendre ce qui est à elle sans que cela nuise à personne. La bénédiction de Dieu, c’est un peu comme un fichier informatique : je peux envoyer mon texte à 10000 personnes, il ne s’épuisera pas. Je peux le partager à l’infini sans qu’il se détériore. Je crois que la bénédiction de Dieu est comme ça : inépuisable. Jésus est touché par la foi de cette femme. Il craque. Il se rend compte qu’il a la possibilité de donner ou de prendre, et il décide de donner. A partir de maintenant, beaucoup de choses vont changer, la suite le montre.
La suite, c’est d’abord une nouvelle multiplication des pains : il y a 7 pains, nous dit-on, et il restera 7 corbeilles pleines. L’abondance, encore, mais ici le 7 représente le monde entier, c’est l’universel. C’est symboliquement très fort. La suite, c’est aussi une nouvelle discussion avec les religieux, où Jésus fait allusion au prophète Jonas. Jonas, ce conte magnifique où le prophète a annoncé la parole divine dans une ville non-juive. Ville dont les habitants on changé de comportement. Et entre-temps, il y a cette recommandation : Prenez garde au levain des Pharisiens et des Saducéens. Il y a du levain dans la pâte de leur tradition. Tout change radicalement : pour Jésus, le salut est maintenant ouvert aux non-Juifs, et il ne se refermera pas.
L’approche de Jésus en direction des gens « impurs » a dérouté ses compatriotes. Ça a contribué à ce qu’il soit fait crucifié. Parce que Jésus a révoqué un principe traditionnel : interdit aux anormaux. Il a remplacé ce principe par une nouvelle règle de grâce : « Nous sommes des personnes anormales, mais Dieu nous aime quand-même ». Il a invité les personnes infirmes, les personnes dans le péché, les personnes étrangères, les personnes impures… à la table du banquet de Dieu. Comme Jésus, nous pouvons contribuer à rendre pur ce qui est déclaré « impur ». Jésus avait la réputation d’aimer les pécheurs. J’aimerais que celles et ceux qui veulent suivre les pas de Jésus ne prennent pas le risque de perdre cette réputation. Je disais en introduction qu’il était difficile de comprendre autrement la Loi de Moïse. Mais avec Jésus, je vois qu’il existe d’autres manières de comprendre cette loi. Jésus ne nie rien de ce qu’a dit Moïse, mais il met l’amour de Dieu au premier plan, toujours et encore. Et mettre l’amour de Dieu ainsi au premier plan, ça demande énormément de courage, car notre culture – et peut-être notre nature humaine – nous incite à toujours exclure les autres. C’est pourquoi nous voyons Jésus se rendre après cet épisode dans une autre ville étrangère : Césarée de Philippe.
Jésus se rendit dans le territoire de Césarée de Philippe. Il demanda à ses disciples : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? »
Ils répondirent : « Certains disent que tu es Jean le baptiste, d’autres que tu es Élie, et d’autres encore que tu es Jérémie ou un autre des prophètes. »
– « Et vous, leur demanda Jésus, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? »
Simon Pierre répondit : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant ! »
Jésus lui dit : « Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car tu n’as pas découvert cela de toi-même, mais c’est mon Père qui est dans les cieux qui te l’a révélé.
Eh bien, moi, je te le déclare, tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. La mort elle-même ne pourra rien contre elle.
Je te donnerai les clés du royaume des cieux : ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux ; ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. »
Puis Jésus ordonna sévèrement à ses disciples de ne dire à personne qu’il était le Christ.
(Matthieu 16.13-20)
Continuons donc notre petit chemin de réflexion concernant les traditions avec ce récit, qui fait directement suite à l’épisode de la femme cananéenne : Jésus se rend de nouveau en territoire non-juif, et il demande à ses disciples ce que les gens pensent de lui. Césarée de Philippe est une ville reconstruite en l’honneur de César. C’est un lieu qui souligne la puissance de l’envahisseur romain et le triomphe de la domination impériale, non-juive. En comparaison, le petit groupe de Juifs qui s’interroge sur l’identité de Jésus paraît bien insignifiant.
En fait, c’est une tournure indirecte, que Jésus utilise : il ne demande pas « qui les gens disent-ils que je suis ? », mais il demande : au dire des gens, qui est le fils de l’homme ? L’expression « fils de l’homme » désignait, dans les apocalypses juives, le juge céleste des derniers jours. Mais « fils de l’homme » signifiait aussi, tout simplement, l’être humain, dans sa condition humaine. On sait que Jésus se désignait souvent comme le « fils de l’homme ». Et les disciples, dans leur réponse à la question de Jésus, donnent des noms de personnages marquants :
Jean le Baptiste, dont la prédication était centrée sur le jugement et la conversion. Matthieu ne dit pas si Jean-Baptiste avait des liens de parenté avec Jésus (contrairement à l’évangile selon Luc, qui affirme qu’ils était de la même famille), mais il présente Jean comme étant le prophète qui a baptisé Jésus. Il annonce même que c’était Jean-Baptiste qui symbolisait le retour d’Élie, que tout Juif attendait. Jean-Baptiste et Élie ont été assimilés dans les propos de Jésus, en Matthieu 11.14. On a du mal à comprendre comment les gens pouvaient assimiler Jésus à Jean-Baptiste, étant donné qu’ils se sont connus et qu’ils étaient contemporains. Il y a quelque chose, dans les croyances des gens, qui n’est pas toujours très simple à comprendre.
Élie, donc, est la deuxième figure prophétique évoquée par les disciples. C’était semble-t-il le plus grand prophète de la Bible hébraïque. Élie est parti au ciel sur un char de feu d’après 2 rois 2.11, et le prophète Malachie avait annoncé qu’il devait revenir avant le jugement dernier.
La mention du prophète Jérémie semble plus surprenante. Jérémie est lui aussi un prophète majeur (au même titre que Ésaïe et Ezéchiel) puisqu’il fait partie des trois « grands prophètes », nommés ainsi parce que leurs livres prophétiques sont les plus longs de la Bible. Jérémie a été très malmené par les rois et par le peuple de l’époque à laquelle il a vécu, qui était un temps de grosse crise politique. Matthieu met le prophète Jérémie en avant, comme figure du prophète incompris des siens, voulant par là expliquer le rejet de Jésus.
Dans tous les cas, les gens reconnaissent Jésus comme un prophète, et ils cherchent à l’identifier à un prophète connu et reconnu. Les gens perçoivent Jésus à la lumière de ce qu’ils connaissent déjà, c’est-à-dire à la lumière de leur tradition. Nous avons déjà vu ce que Jésus pense de la tradition de son peuple : sans la rejeter, il invite les disciples à se méfier du levain qu’elle contient. Le levain, qui gonfle la pâte. Après quoi, Jésus pose la question directement à ses disciples :
Pour vous, qui suis-je ?
Toujours cette pédagogie, qui avance doucement dans le questionnement pour amener les gens à formuler par eux-mêmes une réponse à une question existentielle.
Là, Pierre – le disciple qui deviendra l’apôtre – fait sa profession de foi : Tu es le Messie, le fils du Dieu vivant. La différence avec les déclarations précédentes, c’est que tout Juif attend le Messie, mais ce dernier n’est comparable à personne de connu. C’est une révélation, là, que Dieu donne à Pierre. C’est pourquoi Pierre est qualifié d’« heureux ». L’expression « fils de Dieu » mérite une petite explication. « Fils de Dieu », en orient, est un nom que l’on donne aux gens qui sont adoptés par une divinité. Dans la Bible hébraïque, elle désigne tantôt les anges, tantôt le peuple d’Israël, tantôt les gens qui croient au Dieu unique, tantôt le roi, tantôt le Messie, et parfois le Nouveau Testament applique ce terme à tous les êtres humains. Très tôt, Jésus a été appelé « fils de Dieu ». Cette expression signifie qu’une relation spéciale unit une personne à Dieu. Jésus n’utilise pas explicitement l’expression « Fils de Dieu » pour lui-même (alors qu’il le fait pour l’expression « fils de l’homme »), mais il se présente simplement comme « le Fils ». Petit aparté : le Nouveau Testament appelle toute personne qui veut cheminer avec Jésus : fils ou fille de Dieu. La théologie chrétienne dit que par « le Fils » nous sommes devenu·e·s enfants de Dieu.
Jésus fait une promesse à Pierre : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église… Je te donnerai les clés du Royaume des cieux. Ici, d’après Matthieu, Pierre est le fondement de la communauté nouvelle que Jésus forme autour de lui. Et en effet, pour Matthieu, Pierre est le premier disciple à avoir été appelé. Mais l’évangile ne dit rien d’une succession instituée par Jésus. La question des clés du royaume semble être une question de responsabilité : celle de prononcer une parole qui délivre, une parole qui proclame pur ce qui était considéré comme impur. Une parole qui déclare le pardon des erreurs commises. Au final, cette responsabilité sera donnée à tous les disciples en Matthieu 18.
Puis le récit se poursuit avec l’annonce de la mort de Jésus. L’image que les gens s’étaient fait du Messie qui devait venir, c’était un Messie puissant, victorieux, un homme fort qui allait chasser les envahisseurs. Ce n’est pas ainsi que Jésus se présente. Il ne lutte pas avec les armes, il ne met pas un coup de pied au derrière de l’envahisseur romain, il finit crucifié, seul et abandonné. C’est autre chose que ce qui était attendu. Ça n’a pas beaucoup rassuré ses disciples. Jésus ne nie pas être le Messie, il dit simplement qu’il ne faut le dire à personne. C’est un peu flippant, quand on croit que le Messie doit venir en fanfare ! Jésus est peut-être bien le Messie, mais il n’est pas le genre de Messie que la tradition attend.
Jésus le Juif, ancré dans son peuple et dans son histoire, pose la question de son identité alors qu’il se trouve sur un territoire étranger, loin de chez lui. A cheval, donc, entre deux cultures. Nous, qui sommes au 21è siècle, nous nous trouvons aussi entre deux civilisations : celle d’hier, lente et ordonnée, et celle de demain, ultra-rapide et numérique. Nous avons parfois le sentiment d’être en territoire étranger. Le monde ne tournera plus jamais comme avant. Confronté·e·s à un changement radical de civilisation, cette question s’adresse de nouveau à nous, aujourd’hui, parce que Jésus peut nous apparaître différent, en fonction des étapes de notre vie. Qui dites-vous que je suis ? Jésus est-il un prophète ? Est-il un enseignant ? Un maître spirituel ? Est-il le Messie ? Est-il l’être humain parfait ? Est-il Dieu ? Est-il le premier communiste, comme j’entends dire parfois ? Ou bien Jésus est-il un hippie, comme le chantait Johnny ?
Toutes ces réponses existent, et bien d’autres encore. Parfois, on peut valider plusieurs de ces réponses, et toutes ces réponses trouvent des justifications, plus ou moins valables, à partir de la Bible. Mais il faut bien avouer que très souvent, nos réponses sont façonnées voire dirigées par la tradition à laquelle nous nous rattachons.
Jésus autorise ses disciples à penser par eux-mêmes. La tradition leur ouvrait des pistes, mais vous savez bien ce que nous faisons de nos traditions : au lieu d’être des lieux qui nous inspirent, elles deviennent des boites trop étroites. Lorsque nous nous éloignons de la pensée du groupe, nous nous sentons coupables. Jésus nous autorise à penser différemment. Il nous autorise à le connaître lui, tel qu’il se présente à nous, même quand d’autres le connaissent différemment. Jésus nous rend personnellement responsables du sens de notre vie. Il nous révèle qui est Dieu, et qui est l’être humain. Jésus nous dit que Dieu nous fait confiance parce qu’il nous aime sans limite. Sa parole nous met debout, et elle nous permet de dépasser nos peurs et elle nous permet de dépasser la haine.
En donnant la parole aux disciples et en accueillant la réponse de Pierre, Jésus met son interlocuteur dans une position active et participative, libre. De la même manière, l’Église est envoyée dans le monde pour dire Dieu aux humains dans le langage de leur temps.
Trop souvent, on insiste pour que nous professions un même contenu de foi. Ce contenu commun est « important, il nous permet de vivre quelque chose ensemble, d’avoir le sentiment d’être dans l’unité. Je vous livre ici un extrait de la confession de foi de l’Église à laquelle je me rattache, et au sein de laquelle j’exerce la fonction de pasteur :
En Jésus de Nazareth, Dieu révèle son amour pour l’humanité et le monde.
L’Église protestante unie de France le proclame avec les autres Églises chrétiennes.
Sur la lancée de la Réforme, elle annonce cette bonne nouvelle :
Dieu accueille chaque être humain tel qu’il est, sans aucun mérite de sa part.
Dans cet Évangile de grâce, au cœur de la Bible, se manifeste l’Esprit de Dieu.
Il permet à l’Église d’être à l’écoute des textes bibliques et de se laisser conduire par eux au quotidien.
Dieu nous a créés, nous invitant à vivre en confiance avec lui.
Nous trahissons pourtant cette confiance, et nous voilà confrontés à un monde marqué par le mal et le malheur.
Mais une brèche s’est ouverte avec Jésus, reconnu comme le Christ annoncé par les prophètes :
le règne de Dieu est déjà à l’œuvre parmi nous.
Nous croyons qu’en Jésus, le Christ crucifié et ressuscité, Dieu a pris sur lui le mal.
Père de bonté et de compassion, il habite notre fragilité et brise ainsi la puissance de la mort.
Il fait toutes choses nouvelles !
Par son Fils Jésus, nous devenons ses enfants.
Il nous relève sans cesse : de la peur à la confiance, de la résignation à la résistance, du désespoir à l’espérance.
L’Esprit saint nous rend libres et responsables par la promesse d’une vie plus forte que la mort.
Il nous encourage à témoigner de l’amour de Dieu, en paroles et en actes.
Dieu se soucie de toutes ses créatures.
Il nous appelle, avec d’autres artisans de justice et de paix, à entendre les détresses et à combattre les fléaux de toutes sortes :
inquiétudes existentielles, ruptures sociales, haine de l’autre, discriminations, persécutions, violences, surexploitation de la planète, refus de toute limite.
Dans les dons qu’elle reçoit de Dieu, l’Église puise les ressources lui permettant de vivre et d’accomplir avec joie son service :
proclamation de la Parole, célébration du baptême et de la cène, ainsi que prière, lecture de la Bible, vie communautaire et solidarité avec les plus fragiles.
L’Église protestante unie de France se comprend comme l’un des visages de l’Église universelle.
Elle atteste que la vérité dont elle vit la dépasse toujours.
A celui qui est amour au-delà de tout ce que nous pouvons exprimer et imaginer, disons notre reconnaissance.
« Célébrez Dieu, car il est bon et sa fidélité dure pour toujours. »
(Déclaration de foi de l’Église Protestante Unie de France, 2017)
Je me reconnais assez bien dans cette déclaration de foi. C’est une tradition (récente, certes, mais elle est le fruit d’une longue tradition de débats et de constructions théologiques) à laquelle je me rattache avec joie. Il ne s’agit bien sûr pas d’affirmer des dogmes, mais de vivre réellement cette relation à laquelle Dieu nous invite. Je suis, nous sommes engagé·e·s avec Jésus, et cet engagement nous l’avons pris avec le Jésus réel, celui qui a touché nos vies. Cet engagement, nous ne l’avons pas pris avec les explications traditionnelles de l’expérience de Dieu en Jésus. C’est bien différent. Pour moi, c’est parce que j’ai été saisi par la foi que j’ai décidé de cheminer avec Jésus-Christ. Et c’est à partir de mon expérience de foi que j’ai pu m’inscrire dans cette déclaration de foi, qui ne dit pas tout de ma foi, mais qui en exprime quelque chose. Il peut y avoir, dans cette déclaration, des points avec lesquels je ne suis pas « en phase », mais cette différence n’est pas un problème pour moi (alors qu’il y a des déclarations de foi auxquelles je ne peux absolument pas adhérer). Mais tout en adhérent à cette déclaration, je suis conscient que Dieu m’invite à ne pas l’enfermer. A laisser passer le souffle. A attendre l’inattendu qui vient de lui. A me garder du levain qui s’immisce dans toute tradition, pour que la tradition soit le terreau sur laquelle la plante de ma foi peut s’épanouir, sans devenir son tombeau.
Il y a une affirmation forte que toutes les communautés chrétiennes ont en commun, c’est « Jésus est Seigneur ». C’est une affirmation qui fait rupture avec la marche du monde. Ce n’est pas le roi, ou l’empereur, ou le président qui a un pouvoir sur nos vies, mais c’est Jésus-Christ. Alors encore une fois, on se dit : « un seigneur, c’est puissant ». Mais le notre s’est laisser dépouiller à la croix et nous a dit : « suivez-moi ». Il est un seigneur qui se laisse dominer et malmener, qui prétend que la vraie force c’est la faiblesse, que la seule couronne est faite d’épines. Alphonse Maillot écrivait :
C’est un seigneur qui n’exige rien de nous mais tout de lui-même : lui seul doit obéir, lui seul doit donner, lui seul doit se dépouiller.
(Alphonse Maillot, Le Credo, ou Symbole des Apôtres, 1979.)
Et en effet, Jésus a dit en Matthieu 20 :
Vous savez que les chefs des peuples les commandent en maîtres et que les personnes puissantes leur font sentir leur pouvoir. Mais cela ne se passera pas ainsi parmi vous. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur…
Juste avant de dire qu’il est lui-même venu pour servir. Alors Jésus est peut-être Seigneur, mais ce n’est pas le genre de Seigneur que la tradition imagine.
Jésus était tellement humain, tellement complet, tellement accompli… que les gens étaient convaincus que Dieu l’habitait, qu’il était le porteur de ce que signifie la notion même de Dieu. C’est ce Jésus-là, moi, que je désire servir, le Jésus que j’appelle Seigneur, et qui me montre ce que signifie être pleinement humain. Et ce Jésus interroge mon rapport à la tradition.
Et vous, qui est Jésus pour vous ?
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