Les problèmes spirituels
Dans la vie, il y a des hauts et des bas. La vie n’est pas un long fleuve tranquille, pour personne. Parfois, les difficultés surviennent tranquillement, les unes après les autres, et parfois c’est une avalanche de problèmes qui nous tombe dessus. Parfois, un rien nous démoralise, alors qu’à d’autres moments on peut se prendre 16 tonnes de plomb sur le nez et nous traversons ces difficultés sans trop nous inquiéter. Mais lorsque je parle de mes difficultés qui s’accumulent, j’entends des gens qui me demandent si ces événements négatifs ne sont pas le fruit d’un problème spirituel. Sans exclure cette possibilité, je veux ici comprendre les croyances qui se cachent derrière ce qui est devenu une sorte de réponse automatique.
Nous soupirons tous et toutes après une vie sans problème. D’une part, nous avons des limites. Certaines de ces limites sont à accepter, d’autres sont à dépasser. Mais nous ne voulons pas avoir de limites. Nous voulons tout faire pour que notre volonté soit faite, et refusons que quoi que ce soit nous entrave. Or, les problèmes qui nous arrivent nous rappellent que nous sommes des êtres limités. Ces problèmes sont une réalité à laquelle nous devons nous confronter, et sans eux, il se pourrait que nous nous installions dans l’illusion de la toute-puissance. D’autre part, nous croyons souvent que tout ce qui nous arrive a une cause. Voire une raison, un sens. Et c’est sans doute vrai en partie. Mais derrière cette idée se cache quelque chose de pervers. C’est ce dont je vais parler maintenant.
Quand j’ai une ampoule au pied, c’est généralement parce que j’ai marché trop longtemps dans des chaussures trop neuves, ou trop petites pour moi. Il y a une cause directe à ma douleur. Quand un policier me fait l’honneur d’une contravention, c’est parce que j’ai enfreint le code de la route. Il y a une cause directe à la douleur de mon portefeuille. Mais quand un enfant est battu par ses parents, quand un ouragan sévit sur une île du Pacifique, ou quand une pandémie tue des milliers de personnes dans le monde, les personnes touchées par ces malheurs sont-elles directement responsables de ce qui leur arrive ? N’a-t-on pas ici affaire à autre chose ?
Depuis mon enfance, je suis habité par le sentiment que mes actes et mes pensées vont être sanctionnés, systématiquement. Lorsque dans mon cœur j’insultais la personne contre laquelle j’étais en colère, j’étais persuadé qu’il allait m’arriver un malheur. Parce que j’avais dérogé en pensée à une loi sociale, qui dit qu’on ne doit pas manquer de respect à quelqu’un. Quand le désespoir me conduisait à maudire Dieu, j’avais peur que ce dernier vienne me torturer pour se venger de mes mauvaises paroles. En revanche, quand il faisait beau, j’étais persuadé que c’était parce que je m’étais bien comporté. C’est un peu simpliste comme façon de penser la vie, mais c’est la dynamique de mon enfance.
En grandissant, je me suis rendu compte que c’était ridicule. J’ai vu que le soleil brillait même quand je ne respectais pas les règles, et qu’il pleuvait aussi quand ma conscience était propre. Des bonnes choses et des mauvaises choses m’arrivaient sans qu’il n’y ait à chaque fois un lien avec mes comportements. Néanmoins, cette peur était ancrée en moi : si je fais le mal, le destin m’enverra des choses douloureuses. En étudiant la théologie, j’ai découvert que ces croyances remontaient à très loin dans le temps. D’abord, j’ai vu que dans la Bible, certains passages défendent ce point de vue : si quelqu’un était malade, certains disaient que c’était parce lui, ou bien ses parents, avait péché. En termes savants, on appelle ça la « théologie de la rétribution » : si tu fais le bien, tu vivras le bonheur, et si tu fais le mal, tu vivras le malheur. D’autres passages venaient réfuter ces croyances, disant, comme Jésus par exemple, que « le soleil brille sur les bons comme sur les méchants, et que la pluie tombe sur les justes comme sur les injustes ». Cette phrase montre de manière très claire les pensées qui habitaient les croyances de l’époque : on s’attendait à ce que le soleil ne brille que sur les justes. Ce qui rejoint exactement ce qui me préoccupait depuis l’enfance. Et en creusant un peu l’histoire des religions, j’ai appris que ces croyances existaient bien avant la Bible. Des cultes très anciens demandaient des sacrifices d’animaux, et peut-être aussi des êtres humains, pour apaiser la colère des divinités. On jeûnait et on se mortifiait pour attirer les bonnes grâces du destin ou des esprits. On retrouve ces dynamiques dans quasiment toutes les croyances religieuses anciennes, de la Mésopotamie aux pays celtes.
Face à ces textes bibliques qui s’opposent, en tant que lecteur, j’ai un choix à faire. Je dois choisir quelle idée je vais croire, et quelle idée je vais rejeter. Jamais la Bible – prise dans son ensemble – ne nous indique ce que nous devons croire ou penser, au contraire : la diversité de ses paroles nous invite à explorer au fond de nous-même ce que nous sommes et quelles sont nos aspirations. Dès que l’on se détache de nos lectures trop rapides, nous percevons la richesse de ces textes, qui ne sont pas un manuel de conduite pour l’humanité, mais une invitation à cheminer à l’intérieur de nous-mêmes, en relation avec les personnes qui nous entourent. Il est donc bien normal que nous trouvions des réponses différentes, qui s’opposent et qui enrichissent le débat. Moi, j’ai choisi d’une part de faire la différence entre la foi et la croyance, et d’autre part de confronter mes croyances au réel, c’est-à-dire à la réalité de ce que je vis au quotidien. Je n’y arrive pas toujours, mais j’essaye.
Ce que je remarque, c’est que les conditions de la vie sont des conditions difficiles. En naissant, un enfant souffre et fait souffrir. Il doit tomber pour apprendre à marcher. Les arbres qui n’ont jamais été confrontés aux vents forts sont des arbres qui cassent facilement une fois devenus adultes. Le vivant a besoin des difficultés, des problèmes, pour évoluer. Les malheurs arrivent sans que nous ayons besoin de les provoquer. Ils sont… naturels, liés à la condition même de la vie : il n’y a pas de vie sans problème. Bien entendu, nombre de problèmes sont les conséquences de nos choix individuels. C’est l’exemple de mon ampoule au pied dans ma chaussure trop petite. Si je choisis de garder ces chaussures trop longtemps, la douleur va s’intensifier. Si j’insulte mon meilleur ami, il est possible qu’il ne veuille plus de moi comme ami. Si je saute du troisième étage, il est probable que je me fasse mal. En effet. Mes choix ont des conséquences qui peuvent me poser des problèmes. Et ces choix peuvent être liés à des problèmes spirituels. Mais qu’est-ce qu’un problème spirituel ?
Certaines personnes croient que lorsque nous sommes en communion parfaite avec « Dieu », ou avec notre « divinité intérieure », ou plus simplement en plein accord avec nous-même, selon les croyances de chacun·e, il ne peut rien nous arriver de mal. C’est mal comprendre la vie, à mon avis. Car cette communion parfaite me semble être un fantasme. Qui ne se trahit jamais ? Qui sait toujours exactement comment agir dans telle ou telle situation ? Qui aime Dieu de tout son cœur ? Qui peut déclarer : « je n’ai jamais commis d’erreur » ? Personne. Or, c’est cette communion imparfaite qui est qualifiée de problème spirituel. J’observe en passant que les personnes très spirituelles connaissent des malheurs.
Quand des chrétien·ne·s tiennent de tels propos, je m’interroge. Jésus a été crucifié. Les disciples ont été persécutés et beaucoup ont été mis à mort. Les accusera-t-on d’avoir eu des problèmes spirituels ? L’apôtre Paul parle d’une maladie qu’il a eue, Martin Luther King – ce pasteur-prophète pour la cause des afro-américain·ne·s a été assassiné… ces gens ont-ils eu des problèmes spirituels ? Des grands maîtres spirituels que j’ai étudiés, seul le Bouddha (Siddharta Gautama) est mort à 80 ans, en pleine méditation, en ayant atteint le parinirvana. Encore faut-il faire la critique historique des textes qui racontent cet événement, et rappeler que ceux-ci ont été écrits – comme tous les textes de l’Antiquité – bien après les événements racontés. Ici, les textes les plus anciens du bouddhisme dateraient du Ier siècle avant Jésus-Christ, ce qui porte leur écriture plus de 300 ans après la mort du Bouddha (on estime qu’il est mort vers le IVe ou Ve siècle avant notre ère). Rien ne garantit qu’une personne très spirituelle échappe aux malheurs, si ce n’est dans nos fantasmes.
Quels sont les effets de cette affirmation : « vous avez un problème spirituel » ? C’est assez simple, en fait. Quand vous recevez une telle remarque, vous cherchez ce qui, en vous, dans vos pensées et dans vos actes, est passé à-côté de ce que vous deviez faire. Vous faites une introspection, et vous cherchez ce qui cloche. Vous aller sûrement trouver quelque chose qui cloche. Parce que vous n’êtes pas sans défaut. Vous allez vous concentrer dessus et essayer de réduire ce défaut. En soi, ce n’est pas un mal. Mais si vous ne trouvez pas de lien entre l’un de vos défauts et votre situation malheureuse, ou si vous n’arrivez pas à sortir du malheur, vous allez être submergé·e par la culpabilité. Selon votre caractère, il se peut même que vous finissiez par craindre d’agir, de prendre des initiatives, parce que vous aurez peur de vous tromper. Il se peut que des personnes bienveillantes vous vantent un programme spirituel qui va vous éloigner de qui vous êtes profondément. Mais surtout, je perçois derrière cette question de problèmes spirituels un jugement qui ne dit pas son nom. Jugement qui dit que s’il vous arrive quelque chose, c’est que vous l’avez bien mérité.
Dans la Bible, le livre de Job raconte l’histoire d’un homme, Job, à qui il arrive beaucoup de grands malheurs. Il perd ses proches, ses biens, son statut social. Il a trois amis, qui pendant 40 chapitres passent leur temps à lui dire que ce qui lui arrive est mérité, en clair : qu’il a un problème spirituel. Job refuse ce jugement. A la fin du livre, Dieu réhabilite Job et dit à ses amis : « Je suis en colère contre vous, parce que vous n’avez pas parlé de moi avec exactitude, contrairement à Job ». Dans ce livre, Dieu n’avait pas envoyé le malheur à Job pour que ce dernier progresse spirituellement, ni même pour le punir d’une défaillance spirituelle. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit juste de la vie, qui est comme elle est, et que nous devons vivre avec ses bonheurs et ses malheurs.
Nous sommes prompts à juger la vie des autres et à leur coller nos étiquettes. Nous projetons sur les autres ce qui nous préoccupe. Observer la nature, voilà qui peut nous enseigner. Les exemples ne manquent pas. Alors pour finir cet article, je vais parler de l’image très connue du papillon. Dans sa chrysalide, l’insecte se dissout complètement. J’ai du mal à imaginer qu’un corps à ce point immergé dans un acide dissolvant traverse ça sans souffrir. Je me dis aussi que cette étape n’est pas le fruit de la volonté de l’insecte, mais qu’il fait partie de son processus biologique, contre lequel il ne peut rien.
Je ne dis pas que toute souffrance est bonne. Je ne dis pas que nous ne sommes pas responsables de nos actes, non plus. Je dis juste que j’ai à discerner, pour moi-même, si les souffrances que je vis sont des conséquences d’actes mauvais que j’aurais posés, ou bien s’il s’agit d’autre chose. Sans me laisser culpabiliser par quoi que ce soit. Et j’ai bien écrit « pour moi-même », pas pour les autres. Je n’ai pas à poser un diagnostic sur ce que les autres vivent. Je suis invité à « cheminer avec » les autres, pas à diriger leur conscience. Et j’estime ne pas avoir le droit de leur faire croire qu’ils ont des problèmes spirituels.
Comme illustration, voici une petite vidéo de métamorphose. J’espère que cela vous inspirera.
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