Sur le Roc
Nous naissons nu·e·s. Oui, c’est nu·e·s que nous arrivons dans ce monde. Mais pas entièrement nu·e·s, cependant. Nous construisons notre vie avec ce que nous avons reçu. Nous n’arrivons pas sans rien du tout. Il y a tout un contexte – plus ou moins favorable – qui est le terreau sur lequel notre vie va se développer. Ces choses qui nous sont données, sont importantes. Mais Jésus le Christ, dans sa grande sagesse, nous dit de bâtir sur le Roc(k).
Je suis sorti nu du sein de ma mère
On dit souvent que nous allons partir de ce monde comme nous sommes arrivé·e·s : nu·e·s. Éventuellement, certains bébés naissent avec des poils, mais je n’ai jamais entendu dire que nous arrivions avec un T-shirt ou des chaussettes. L’avenir que nous construisons modifiera peut-être ces données, mais pour le moment, ça me semble être un fait universellement partagé.
Il y a, dans cet acte de naissance, une égalité naturelle que chacun·e peut constater.
Mais… cette donnée ne dit pas tout de notre naissance, vous le savez bien. Immédiatement, nous constatons des différences entre les bébés. Le sexe, la couleur de peau, la taille, le poids, la couleur des yeux… ce sont des choses qui viennent différencier les nouveaux-nés et qui, socialement, vont jouer un rôle important dans la manière dont les un·e·s et les autres seront traité·e·s. Cela est bien connu : dans une société donnée, un enfant d’origine asiatique n’aura pas les mêmes obstacles qu’un enfant d’origine européenne.
Lorsque nous naissons, nous ne naissons pas n’importe où. Nous naissons dans un pays donné, au sein d’une famille particulière, et donc au sein de conditions socio-culturelles qui viennent accentuer nos différences. C’est comme ça qu’un enfant qui naît dans une famille au RSA n’a pas exactement le même terreau qu’un enfant qui naît dans une famille de cadres, ou encore de riches héritiers. Ces différences sociales – ce terreau donc – offrira des ressources bien différentes à ces enfants, qui devront trouver comment croître pour porter du fruit. Mais pas avec le même capital nourricier au départ.
In-égo
La nature nous a faits différent·e·s. Nous n’y pouvons rien.
Si je nais « blanc », imberbe et potelé, personne n’y peut rien. Ça fait partie des choses que je dois accepter pour vivre. Si j’ai les yeux marrons, c’est la loterie. Et je peux, si je le souhaite, subir une opération pour changer la couleur de mes yeux (ça me regarde), mais je ne peux accuser personne d’avoir les yeux marron. Accepter, ça ne veut pas dire se résigner : accepter me permet de prendre ma vie en mains et de faire des choix cohérents.
En revanche, je peux agir sur la perception que les gens ont de ma différence. « Yeux marrons, yeux de cochon ». C’était la litanie de toutes mes récrés. Même les profs s’y mettaient. Au point que j’ai longtemps détesté mes yeux marron. Vous dites : « ça va, il y a pire », et vous avez raison. Mais je note que c’est comme ça qu’on créée la haine de soi. Cette haine est une construction sociale.
Aussi, il m’appartient de m’opposer aux discriminations basées sur les différences physiques. Si on veut rigoler (j’aime bien rigoler, moi aussi), on peut trouver des manières plus intelligentes de faire éclater nos rires.
Si personne n’est responsable des différences naturelles, qui sont vraiment le lot de la loterie universelle, nous sommes responsables des disparités sociales. Il y a, depuis toujours, une volonté de marquer les inégalités et de ne surtout rien faire pour les réduire. A certaines périodes de l’histoire, on observe même une volonté d’accentuer ces inégalités. Comme si la vie n’était pas assez difficile.
Pour rendre la vie un peu plus supportable, on peut réduire les inégalités. Ça passe par des choix personnels et politiques, histoire de faire en sorte que personne ne manque de rien pour vivre.
Destinée Vs. Liberté
Je suis en train de lire le livre qu’André Gounelle a écrit sur le théologien Paul Tillich, livre qui s’intitule : Paul Tillich, une foi réfléchie. Comme je m’y attendais, ce n’est pas une biographie, mais un condensé de la pensée théologique du professeur – ce qui me semble bien plus intéressant, notamment pour comprendre son œuvre.
Au chapitre 4 de ce petit livre, Gounelle présente deux pôles en tension chez les humains que nous sommes : la destinée et la liberté. La destinée ne doit pas être confondu avec le destin. En effet, le destin, c’est de l’ordre de la nécessité : tout est écrit à l’avance, et quoi qu’on fasse, qu’on se révolte ou qu’on abdique, le destin s’accomplira. Le jour succède à la nuit. C’est le destin. Le destin, c’est un mot religieux pour dire le déterminisme.
La destinée, elle, parle des conditions de vie qui sont mobilisables pour prendre nos vies en mains. La destinée nous est donnée, c’est vrai, et nous ne pouvons pas en revendiquer le mérite. Mais si nous n’y pouvons absolument rien, néanmoins nous avons la responsabilité d’utiliser ces éléments du mieux que nous pouvons. Nous ne sommes pas obligé·e·s de laisser notre destinée nous enfermer. La destinée nous limite, mais à l’intérieur de ces limites, nous avons un champ d’action considérable.
Citation :
En limitant la liberté, la destinée lui permet de s’exercer et de se développer. Elle fournit des matériaux à partir desquels nous construisons notre vie. Par exemple, si nous possédons un terrain sur lequel nous voulons construire, nous ne pouvons pas faire n’importe quoi. Il nous faut tenir compte de la nature du sol, du climat, de nos finances, des servitudes et des règlements d’urbanisme. Tous ces facteurs forment l’équivalent d’une destinée. Ils ne débouchent cependant pas sur une solution unique qu’on ne pourrait pas faire autrement qu’adopter. A partir de données, il y a plusieurs solutions ; nous pouvons imaginer diverses maisons. Les contraintes, à cause du défi qu’elles représentent, favorisent l’inventivité. Dans le domaine de la politique, certains insistent sur les mécanismes sociaux et économiques. Ils invitent à les accepter et à les respecter. Les ignorer ou les violer aurait des conséquences graves. Ils préconisent un réalisme qui débouche parfois sur de la résignation. D’autres, au contraire, proclament qu’il n’y a pas de fatalité ; nous pouvons mettre en place des systèmes différents de ceux qui nous régissent. Ils préconisent de renverser les structures existantes pour les remplacer par d’autres qui conviendraient mieux. Ils appellent à un volontarisme, souvent entaché d’utopisme. Tillich met en garde à la fois contre le rêve qui conduit à la déception parce qu’il ignore les pesanteurs du réel et contre le renoncement qui estime la lutte vaine et inutile. Entre ces deux attitudes, il plaide pour une action lucide qui prenne en compte et la liberté et la destinée, qui sache les articuler l’une à l’autre.
Bâtir sur le Roc
Et en lisant ce long extrait dont je vous fais cadeau, j’ai filé la métaphore du terrain, en l’appliquant à la parabole utilisée par Jésus, quand il parle de la maison bâtie sur le Roc. Vous ne voyez pas de quoi je parle ? Alors c’est parti pour une autre citation. Vous l’aurez voulu.
Voilà deux hommes, dans cette parabole, qui construisent une maison. On l’a vu avec André Gounelle, quand il explique Tillich : le terrain, sur lequel nous construisons notre maison, est forcément différent, d’une personne à l’autre. C’est un paramètre qu’il faut prendre en compte afin de construire quelque chose qui tienne la route. Et bien évidemment, la maison d’un homme pauvre sera foncièrement différente de la maison d’un homme riche. Ces différences ne sont pas que la conséquence des goûts ou des besoins de chacun, mais aussi de ce qu’il lui est possible de faire. Imaginons deux terrains identiques : deux terrains envahis de ronces. Le riche pourra, s’il le souhaite, faire venir des machines qui déblaieront le terrain, tandis que le pauvre devra suer et se casser le corps avant de commencer les travaux. Vous pouvez filer vous-même la métaphore avec l’idée de creuser les fondations, de monter les murs, etc. Vous aussi vous êtes des êtres créatifs.
Mais Jésus a l’air de dire : « Le terrain qui est le votre, c’est important, mais ce n’est pas ça, le plus important. Le plus important c’est de fonder toute la construction sur le Roc ». Et en effet, pour qu’un bâtiment soit solide, il doit reposer sur la roche mère. Sur ce qu’il y a de plus stable et solide, ce qui se trouve uniquement quand on creuse très profondément. Jésus dit que ce Roc-là, c’est la parole qu’il prononce.
Une Parole
Alors, me dis-je : quelle parole prononce-t-il ? Qu’est-ce qui doit fonder notre vie, selon lui ? Car si c’est cette parole qui doit me permettre de traverser les tempêtes sans que la maison n’éclate en morceaux, j’ai intérêt à la connaître. Il me semble que tout, dans la vie et l’enseignement de Jésus, tourne autour de la manière dont les évangiles résument les dix paroles, ou dix commandements : Aime Dieu et aime ton prochain. Pardon. Ça fait un peu léger comme ça. Je cite :
Je vous ai mis les trois références évangéliques, de manière à ce que vous puissiez en savourer les nuances. Donc je comprends que si je bâtis ma vie sur l’amour – celui pour Dieu et celui pour les hommes et les femmes que je rencontre – ma vie sera solide, même quand il y aura des tempêtes. Ça ne dit pas qu’il ne m’arrivera rien de fâcheux, ça dit que je ne serai pas détruit. Que ma vie n’aura pas servi à rien. Qu’à la fin de ma vie, je pourrai me retourner et voir que ce que j’ai fait a du sens. Ça ne parle pas, comme on le dit trop souvent, de mon couple, de ma famille ou de mon travail. Ne mélangeons pas tout.
Et donc, c’est cette qualité d’amour-là qui doit être la fondation de notre vie.
Pour quoi faire ?
Qu’est-ce que ça peut vouloir dire, alors même que je suis en train de parler des structures qui conditionnent notre arrivée dans la vie ? Alors même que je parle de ce que Tillich et Gounelle appellent la destinée ?
Pour moi, ça veut dire qu’en effet, nous ne naissons pas tout-à-fait nu·e·s. Ça veut dire que nous ne sommes pas responsables de la manière dont nous naissons, et de ce que nous avons (ou n’avons pas) quand nous naissons. Mais nous avons une responsabilité, c’est de bâtir notre vie sur le Roc, c’est-à-dire sur l’amour. Pour enfoncer le clou (j’aime beaucoup cette expression qui peut m’attirer des foudres…), Jésus a dit : « Soyez pleins de bonté comme votre Père est plein de bonté » (Luc 6.36).
Je ne compte pas le nombre de fois où Jésus nous demande d’être comme lui, c’est-à-dire à l’image de Dieu. Peut-être que depuis 2000 ans, nos oreilles étaient bouchées. Allez savoir. Mais ce qui résonne en moi (et ce qui raisonne aussi, par la même occasion), c’est que si j’aime mon prochain, si je me penche sur ses difficultés, je vais avoir envie de lever les obstacles qu’il rencontre pour bâtir sa maison. Je vais vouloir participer à l’amélioration de ses conditions de vie. Et m’engager pour faire en sorte que sa vie soit un peu plus facile.
Vous noterez qu’une telle attitude est réalisable à tous les niveaux sociaux dans lesquels nous vivons. Vous noterez aussi que les personnes qui ont le plus de possibilités (les plus riches, donc) ont plus d’occasions de partager le fruit de leur abondance. Et que selon la Bible, c’est une attitude juste.
C’est pratique, tiens
Si je mets les paroles de Jésus en pratique, je ne peux pas laisser une personne cassée par la vie débroussailler son terrain à la main, sans gants, alors que j’ai la chance de pouvoir payer des ouvriers pour faire le boulot à ma place. Je ne peux pas. Parce que l’amour me porte. Et que va faire cette personne cassée par la vie, en voyant ce passant qui n’a même pas de terrain ?
Qu’allez-vous faire, vous, quand vous remarquerez que votre voisin n’a plus d’eau courante ? Ne peut plus payer sa facture d’électricité ? Allez-vous vivre sur le Roc ? Allez-vous permettre à l’autre de prendre sa vie en mains et de lutter contre les fatalismes auxquels tout semble le soumettre ? Comment allez-vous l’encourager ?
Voici les questions que je vous livre, en ce deuxième dimanche de l’Avent. En ce temps précieux où nous méditons sur ce que ça change, au fond, de fêter la naissance du Christ, de celui qui est – dit-on – venu nous libérer de la puissance du destin.
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