Pourquoi, à notre époque, continuer d’interpréter des textes de l’Antiquité ? F. D.
Voilà une question qui m’a surprise lorsqu’elle m’a été posée. Question pertinente, à laquelle je ne me serais jamais attendu : je ne me la suis jamais posée. Aussi, voilà un beau défi que d’essayer d’y répondre le plus honnêtement possible, bien que je sais – et vous savez – que je n’ai pas LA réponse, je n’ai que la mienne (et encore).
D’abord, la pertinence de la question. Nous sommes en 2021. Jamais les bibliothèques de l’humanité n’ont été aussi remplies qu’aujourd’hui. On trouve plein de textes divers, et à choisir, on pourrait, si on le souhaitait, inspirer nos paroisses par des choses moins compliquées et moins problématiques que ces vieux textes qui ont 2000 ans, voire plus. N’a-t-on rien écrit d’intelligent (voire de plus intelligent) depuis ? Bien sûr que si. Et nous avons des tas de choses écrites dans notre siècle qui pourraient nous servir d’inspiration pour vivre une vie spirituelle plus épanouie, et pour nous aider à être plus humain·e·s. Alors ? Qu’est-ce qui nous bloque dans l’Antiquité ?
Faisons un petit tour du côté des religions autres que juives et chrétiennes (je n’évoque ici que les textes principaux) : le bouddhisme se fonde sur des textes qui datent à peu près de la même période, l’hindouisme sur des textes encore plus anciens (1500-600 avant notre ère), le zoroastrisme sur des textes qui datent du VIe siècle avant notre ère, le taoïsme sur des textes du IVe siècle avant notre ère, l’islam sur des textes datant du VIIIe siècle, tout comme le shintoïsme. Il existe beaucoup de mouvements religieux, je ne voudrais pas en faire le tour – ce serait fastidieux ! – mais plus un mouvement religieux est récent dans notre histoire humain, et plus il semble délicat de l’appeler « religion ». Sans entrer dans ce débat (trop difficile pour mes compétences intellectuelles) je prendrai deux mouvements spirituels en exemple : le mormonisme, qui se fonde à la fois sur la Bible et sur un texte qui date de 1830 (le livre de Mormon), et la scientologie, qui se fonde sur des textes écrits dans les années 1950. Il y a au final très peu de mouvements spirituels qui ne s’appuient pas sur des textes écrits.
On peut légitimement se dire que les textes les plus récents sont les plus pertinents pour notre époque – en tout cas on peut se le dire, tant qu’on ne prend pas connaissance de ces écrits… Cependant, il est vrai qu’aujourd’hui nous avons de tout, comme textes. Mon blog – qui n’a pas vocation à devenir une somme de textes de référence – ajoute forcément aux textes qui existent déjà. Alors qu’est-ce qui fait qu’un texte soit pris comme référence pour le fondement d’une religion ?
Là, je ne peux parler que pour ce qui concerne le protestantisme, et encore, plus humblement, que de ce qui me concerne. Mais je suis certain (quelle présomption!) que beaucoup de protestant·e·s s’y retrouveront.
L’un des principes fondateurs de la foi protestante est « l’Écriture seule », « écriture » se référant à la Bible telle qu’elle a été définie par ceux qui ont établi le canon (à savoir 66 livres collectionnée en un ouvrage, comportant 2 parties : l’Ancien Testament et le Nouveau Testament). Bon. Je préfère dire « Premier Testament » plutôt qu’ancien, mais c’est une préférence personnelle, et ensuite je préfère dire « les Écritures » plutôt que l’Écriture, car la diversité de cette pluralité textuelle me semble indispensable à rappeler. Mais voilà, c’est le principe. Et ce principe a une limite : il ne signifie pas du tout que nous ne nous inspirons pas d’autres textes. Il signifie que ces Écritures sont au cœur de ce qui nous stimule, que nous y reconnaissons quelque chose qui vient stimuler notre foi, et qu’elle nous dit quelque chose que d’autres écrits ne nous disent pas d’une manière aussi intense. L’objectif de celles et ceux qui prêchent étant d’actualiser ces textes, c’est-à-dire de rendre accessibles les messages qu’ils contiennent pour nos époque et notre contexte.
Si on regarde l’histoire de cette Bible – et je simplifie atrocement – on s’aperçoit d’une part que les textes bibliques sont, pour beaucoup, des commentaires d’autres textes bibliques. Je m’explique. La Bible est structurée en plusieurs parties : la Torah, les prophètes, les autres écrits, pour le Premier Testament, et les évangiles, les actes, les lettres aux églises et l’apocalypse pour le Nouveau Testament. Le livre appelé « Deutéronome » – ce qui signifie « seconde loi » – est un livre qui fait partie de la Torah et qui reprend des épisodes des livres de l’Exode, du Lévitique et des Nombres, en les actualisant pour l’époque où il a été rédigé. C’est donc un commentaire. Si on prend la partie appelée « les prophètes », on se rend compte que des livres comme Ésaïe ou Malachie – pour n’évoquer que ceux-ci – sont des commentaires de la Torah, car les prophètes cherchaient à actualiser la Torah à leur époque. Le Nouveau Testament est, avec ses spécificités, lui aussi un commentaire de la Torah, mais il commente aussi les commentaires de la Torah (vous suivez ?).
Ce qui signifie que la Bible offre une réflexion dynamique, en mouvement, qui cherche à ce que le texte fondateur soit expliqué, compris et retranscrit dans une époque différente de celle où il a été rédigé. Il en a toujours été ainsi, depuis que le texte est texte. Alors moi, cette dynamique me passionne, car elle est terriblement créatrice : elle cherche à faire du nouveau avec de l’ancien.
Mais si on regarde de plus près le texte biblique, que voit-on ? Qu’il s’inspire fortement d’autres traditions spirituelles ! En effet, beaucoup de récits font écho à des textes retrouvés chez les voisins des Hébreux. Par exemple, le récit de l’arche de Noé se retrouve dans l’épopée de Gilgamesh. Le récit de la naissance de Moïse se retrouve dans l’histoire de la naissance du roi Sargon II. La naissance virginale de Jésus fait écho à Zoroastre et à Romulus et Rémus, tout comme son ascension fait écho à Bouddha et à Osiris. Bref, les textes bibliques sont truffés d’emprunts, d’influences, et ils les remanient de manière à leur donner une coloration particulière, à délivrer un message particulier, parfois vraiment subversif au regard des idéologies véhiculées à l’époque de leur rédaction. On voit comment la manière dont les Anciens percevaient les divinités était en évolution, et on observe le passage de divinités cruelles et colériques vers une divinité de grâce et de pardon. Tout ceci ne s’est pas fait en un jour bien entendu, et c’est pourquoi nous avons dans la Bible des « mélanges », où Dieu est montré comme cruel (« je vais noyer tous les êtres humains parce qu’ils sont pas gentils ») et où Dieu est montré comme bienveillant et repentant (« je ne détruirai plus jamais les êtres humains, ce que j’ai fait c’était pas bien »).
Au final, ce sont des grands mythes qui circulent depuis la nuit des temps, qui sont racontés et repris, transformés, adaptés, actualisés, mais qui continuent de faire sens à nos intelligences, parce que ces récits disent plus que ce qu’ils disent. Ils sont évocateurs. Et ils sont une chaîne de transmission et de mémoire de l’humanité – disons d’une partie de l’humanité. Or, les nouveaux textes, que font-ils ? D’une manière ou d’une autre, ils n’écrivent rien de neuf. Le neuf, ce n’est jamais que la réutilisation de l’existant. Le neuf, c’est – pour le dire avec Kierkegaard – la reprise. On lit, on reprend et on le présente autrement. C’est le même, mais remis en forme. Or, bien souvent, cette remise en forme efface l’ancien. C’est à la fois sa force et sa faiblesse. Car l’effacement est souvent vécu comme une négation. Il ne faut jamais oublier qu’un texte s’écrit toujours sur des textes antérieurs : nous sommes influencé·e·s par ce que nous avons vu, entendu, et lu. Et s’il y a de la place pour le neuf (heureusement !), il y a aussi de la place pour de l’ancien. L’un et l’autre ne sont pas opposés, ils assurent une continuité.
Et c’est là que je trouve, moi, que prêcher sur cette vieille bible, c’est pertinent. Voilà un lieu qui assure une continuité historique, de par la mémoire qui est faite de cette longue chaîne de transmission, qui à la fois déterre de vieux textes, et en même temps en fait entendre quelque chose de nouveau. Chercher à comprendre comment la vieille histoire d’Abraham peut parler à notre génération, ou comment l’histoire de Jonas peut nous aider à faire des choix plus humains, c’est entrer dans une histoire mémorielle et créatrice, c’est jouer à inventer de nouvelles manières d’appliquer des idées qui sont déjà anciennes, mais que nous n’avons pas su, collectivement, mobiliser pour éradiquer nos haines. C’est aussi veiller à ce que les Écritures ne se perdent pas, à respecter l’Histoire, parce que nous sommes à une époque où seul ce qui nous semble nouveau compte, et où nous voulons nous débarrasser de tout ce qui est vieux. Or, je préfère recycler que jeter. Et comme c’est le texte de la bible qui touche mon cœur, c’est sur ce texte-là que je souhaite prêcher, tout en restant ouvert. Et je crois profondément que rester fidèle à l’interprétation de la bible, c’est permettre de donner un sens à ma foi, c’est l’expliquer, c’est la commenter, c’est l’interpréter, c’est la transmettre et c’est la discuter. C’est permettre à ma foi de s’enraciner dans une histoire qui m’a précédé, et de se développer dans de nouveaux lieux, vers de nouveaux horizons.
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Comments (2)
Jean-Michel Ulmann
19 février 2021 at 09:06
Passionnant article qui répond aussi à la question: pourquoi lire Lionel ?
La rabbine Delphine Horvilleur s’est également penchée sur le même sujet dans un formidable petit bouquin intitulé « Comprendre le monde » écrit pour les enfants à partir de huit ans et ceux qui les accompangnent.
Amitiés
jmu
Léa
19 février 2021 at 09:25
C’est toujours un plaisir de te lire ! 🙂
Merci de m’avoir fait cheminer avec toi.