Oser être soi

1 août 2021Lionel Thébaud

Quand Abram eut quatre-vingt-dix-neuf ans,
le Seigneur lui apparut et lui déclara :
« Je suis le Dieu souverain.
Vis toujours en ma présence et sois intègre.
Je vais établir mon alliance entre toi et moi et te donner un très grand nombre de descendants. »
Abram se jeta face contre terre et Dieu reprit :
« Voici à quoi je m’engage envers toi : tu deviendras l’ancêtre d’une multitude de peuples.
On ne t’appellera plus Abram, mais Abraham,
car je ferai de toi l’ancêtre d’une multitude de peuples.
Je t’accorderai un si grand nombre de descendants qu’ils constitueront des peuples entiers ;
il y aura même des rois dans ta postérité.
(…) Ensuite Dieu dit à Abraham :
« Ne donne plus à ta femme le nom de Saraï, car désormais son nom est Sara.
Je vais la bénir et te donner par elle un fils.
Je la bénirai et elle deviendra l’ancêtre de peuples entiers ;
il y aura des rois de divers pays dans sa descendance. »

Genèse 17.1-5, 15-16


Au cours de la nuit,
Jacob se leva, prit ses deux femmes,
ses deux servantes et ses onze enfants.
Il leur fit traverser le torrent du Yabboq avec tout ce qu’il possédait.
Il resta seul, et quelqu’un lutta avec lui jusqu’à l’aurore.
Quand ce dernier vit qu’il ne pouvait pas avoir l’avantage sur Jacob dans cette lutte,
il le frappa à l’articulation de la hanche,
et celle-ci se déboîta.
Il dit alors :
« Laisse-moi partir, car voici l’aurore. »
– « Je ne te laisserai pas partir si tu ne me bénis pas »,
répliqua Jacob.
L’autre demanda :
« Comment t’appelles-tu ? »
– « Jacob »,
répondit-il.
L’autre reprit :
« On ne t’appellera plus Jacob mais Israël,
car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes,
et tu as eu l’avantage. »

Genèse 32.23-29



La Parole était dans le monde
et le monde est venu à l’existence par elle,
et pourtant le monde ne l’a pas reconnue.
Elle est venue dans son propre pays, mais les siens ne l’ont pas accueillie.
Cependant, à tous ceux qui l’ont reçue et qui croient en elle,
elle a permis de devenir enfants de Dieu.
Ils ne sont pas devenus enfants de Dieu par une naissance naturelle, par une volonté humaine ;
c’est Dieu qui leur a donné une nouvelle vie.

Jean 1.10-13.

J’ai eu à cœur de vous partager une de mes lectures de l’été. Le livre dans lequel j’ai pris le plus de plaisir dans ce mois de juillet est un roman de Tonino Benacquista, Quelqu’un d’autre. Tonino Benacquista, je l’avais rencontré premièrement à travers le film La boîte noire, avec José Garcia et Marion Cotillard, puis un autre film, Malavita, avec Robert de Niro et Michelle Pfeiffer. J’avais vraiment aimé. Je suis tombé un jour sur son livre Le serrurier volant dans lequel j’avais pris beaucoup de plaisir, et ce Quelqu’un d’autre ne m’a pas déçu. La question de l’identité semble travailler fortement Benacquista.

Quelqu’un d’autre commence par une rencontre : deux hommes jouent une partie de tennis, et après la partie ils picolent un peu trop. Là, l’un deux lance un pari : dans 3 ans, il sera quelqu’un d’autre. Ce pari absurde vous nous mener dans la vie de ces deux personnages, qui tous deux vont essayer d’être quelqu’un d’autre. On aborde la question fameuse du Qui suis-je ? : visiblement, les personnages sont surtout pris au piège du jeu social, et ne sont au final que ce que les autres attendent d’eux. Ils n’ont jamais pris leur envol, ils ne se sont jamais sentis libres, sinon dans la petit boîte dans laquelle les autres – parents, conjoints, collègues de travail – les ont enfermé. Nos deux personnages vont chercher à se défaire de ce qu’ils vivent comme un carcan pour exprimer ce qu’ils sont vraiment. Pour oser être qui ils sont.

Je n’en dis pas plus sur l’histoire.



Choisir sa vie.


Il est vrai qu’on m’a très souvent demandé : « Si tu avais eu le choix, quelle vie aurais-tu choisi ? » Et cette question m’a toujours troublé.

D’une part, parce qu’elle implique que je n’ai pas eu le choix, d’autre part parce qu’elle vient me frapper avec une autre question : « Pourquoi est-ce que ce que je vis ne me correspond pas ? » Cette question m’a longtemps travaillé, en fait, parce que je ne me suis jamais senti à ma place, ni dans les Églises que je fréquentais (sauf, je dois le dire, depuis que j’ai rencontré l’EPUdF – et je ne suis pas en train de faire de la pub), ni dans les métiers que j’ai exercés. Nulle part je ne me suis senti à ma place. Il n’y a que depuis que j’ai entrepris mes études de théologie que j’ai commencé à me sentir de plus en plus en phase avec moi-même. Et je ne me suis jamais senti aussi bien dans ma peau qu’aujourd’hui que j’exerce le ministère.

Ça ne veut pas dire que tout est simple et facile, non. Mais ça veut dire que je sens que ma vie est en adéquation avec qui je suis à l’intérieur. J’ai beaucoup de chance.

Mais j’ai conscience que pour beaucoup de gens, il n’en est pas ainsi.

Beaucoup de gens ne savent pas quoi faire de leur vie pour qu’elle leur corresponde mieux. Beaucoup de gens n’ont pas ressenti quelque chose qui soit de l’ordre de l’appel. Beaucoup de gens remarquent que dans leur vie, ils n’ont pas eu beaucoup le choix.

Dans la société libérale qui est la notre, nous sommes convaincu·e·s que tout est une question de choix. Or, il y a beaucoup de choses fondamentales que nous ne choisissons pas.

Vous le savez, nous ne choisissons pas nos parents. Ça veut dire que nous ne choisissons pas le milieu social dans lequel nous naissons.

Et là, forcément, les personnes qui sont nées dans un milieu plutôt favorisé ont potentiellement plus de choix que les personnes qui sont nées dans un milieu défavorisé. J’ai bien dit « potentiellement plus de choix », parce qu’il y a toujours des exceptions : on a vu des parents riches étouffer les possibilités de leur enfant et on a vu des enfants pauvres réaliser leurs rêves. Mais il ne faut pas se leurrer : les exceptions ne constituent pas la règle.

La règle, c’est que quand on naît dans une famille pauvre, on ne deviendra pas riche. La règle, c’est que quand on vit dans un milieu défavorisé, on ne fait pas le métier de nos rêves. La règle, c’est que les mots favorisé et défavorisé ont un sens tellement fort que la plupart des gens sont enfermés dedans. Quand on est défavorisé, c’est que la faveur nous a été enlevée.

La question du choix semble donc relative au milieu dans lequel on évolue. Mais il ne faut pas être trop simpliste : l’éducation joue beaucoup, ainsi que les idéologies politiques et religieuses, entre autres. Et puis, ce qui joue aussi beaucoup, c’est le langage et la manière dont les rêves des enfants sont accompagnés ou non. Quand on ferme systématiquement la porte aux rêves de nos enfants, forcément, on les conditionne à se soumettre aux règles sociales. Comme si la vie n’était pas déjà assez difficile, on réduit encore plus leurs chances d’être qui ils sont.

Mais il y a un autre facteur au moins qui détermine beaucoup les choix que nous faisons : c’est la santé. Un enfant qui naît avec une maladie ou un handicap aura moins de choix dans sa vie qu’un enfant qui n’a pas de problèmes de ce type. La maladie et le handicap met une muraille autour des possibilités qui sont offertes à la personne. Et un enfant en mauvaise santé qui naît en France aura plus de choix qu’un enfant en mauvaise santé qui naît dans un pays en voie de développement.

Ce que je veux remettre en question ici, c’est la notion de choix telle que nous l’avons intégrée dans notre société. Au final, il y a des gens qui ont plus le choix que d’autres. Il y a des gens qui subissent plus que d’autres. Et ce n’est pas seulement une question de volonté et de motivation.

Cependant, une société qui a la solidarité comme objectif va permettre aux personnes défavorisées d’élargir le cercle de leurs possibilités. Plus nous serons solidaires, et plus les personnes auront la capacité de choisir leur voie, la possibilité de mieux vivre leur vie.

Il y aura toujours des différences entre les riches et les pauvres, mais franchement, ça ne me dérange pas qu’il y ait des riches.

Ce qui me dérange, c’est qu’il y ait des pauvres !

Et nous pouvons – je le crois – diminuer le nombre de pauvres en faisant jouer la solidarité.



Une tradition d’interprétation.


D’ailleurs, c’est dans cette veine que s’inscrit la tradition protestante.

Lorsque des personnes venaient à la Réforme, on leur apprenait à lire et à écrire, on les formait à un métier, pour qu’elles soient moins dépendantes de leurs déterminismes. C’est comme ça que les protestants ont été à la pointe du développement économique, à l’époque.

Aujourd’hui nous en sommes où ? J’ose espérer que nous n’allons pas nous laisser aller à l’individualisme ambiant qui ne cesse de répéter que si les gens sont pauvres, c’est parce qu’ils ont choisi de l’être. J’ose espérer que nous saurons mettre de l’énergie pour relever les pauvres qui nous entourent et leur donner des moyens supplémentaires pour qu’ils puissent prendre leur vie en main. J’ose croire que ça fait partie de nos préoccupations et que ça nous habite au point d’orienter les objectifs de notre société, qui laisse de plus en plus tomber les gens qui ne sont pas compétitifs. J’ose espérer que nous seront motivé·e·s pour aider les gens qui le souhaitent à changer leur identité, lorsqu’il s’agit de se conformer à ce qui vibre à l’intérieur de leur être.

Les exemples bibliques des changements d’identité débordent.

Concentrons-nous quelques instants sur nos deux lectures de Genèse.

Dieu ne va pas seulement changer le nom d’Abram en Abraham et celui de Saraï en Sarah, mais il va aussi changer leur destin. Ce couple, dont les étoiles prédisaient qu’il n’aurait pas d’enfants, va sortir du destin fermé des astrologues, sortir du déterminisme de la stérilité, pour devenir un couple donnant naissance à une descendance nombreuse. C’est un couple qui va passer du statut d’éleveur de troupeaux au statut de chef militaire, puis à celui de patriarche et matriarche.

Jacob traverse un cours d’eau, le Yabboq. Yabboq, c’est l’anagramme de Jacob. On pourrait dire que le Yabboq, c’est le Jacob qui n’est pas à sa vraie place. Celui qui n’a pas en phase avec son être intérieur. Et Jacob doit traverser cette vie mal axée pour en sortir. C’est là qu’il lutte toute la nuit avec un homme, et qu’il voit son corps, son nom et son destin changer. Il ne s’appellera plus Jacob – son nom l’avait enfermé dans le rôle de « celui qui talonne », sous-entendu celui qui trompe – mais Israël – « prince de Dieu ». C’est là qu’il peut enfin se réconcilier avec son frère et assumer son destin d’homme libre.

Nombre de prophètes, d’apôtres et de disciples de Jésus ont changé d’identité. Certains ont changé de manière radicale – leur vie n’a plus rien à voir avec celle d’avant, d’autres ont simplement vu leur vie enrichie de la foi chrétienne.

Chacun, chacune, en fonction de son appel.

Rien n’est systématique, ce changement est personnel. Et le changement peut survenir encore plusieurs fois au cours d’une vie, parce que nous ne sommes pas toujours les mêmes personnes quand on a 20 ans, 40 ans ou 60 ans. Mais la vie chrétienne, c’est toujours de faire correspondre, le plus possible, notre être intérieur avec notre être social. C’est une décision et une démarche qui ne sont pas faciles, parce que les conséquences sont toujours douloureuses, pour soi comme pour les personnes qui nous entourent.

C’est une des leçons de Jacob, qui est reparti de son combat en boitant.



Naître de nouveau.


Ce changement de vie, chez les disciples de Jésus-Christ, c’est la conséquence de ce que la Bible appelle la nouvelle naissance.

Dans certains milieux on fait de la nouvelle naissance un truc qui vise à exclure de la communauté chrétienne quiconque ne se comporte pas comme les autres membres de cette communauté. Si tu ne parles pas en langues, si tu ne prophétises pas, si tu fumes, ou si tu ne donnes pas ta dîme, etc. c’est que tu n’es pas né de nouveau.

La Bible aborde la nouvelle naissance autrement.

La nouvelle naissance, c’est la rencontre avec Dieu, rencontre qui marque un avant et un après. Pour simplifier : avant je vivais ma vie sans Dieu, aujourd’hui je vis ma vie avec Dieu. Si mon comportement n’est pas toujours plein d’amour, je sais que Dieu me transforme le long de mon chemin avec lui. Je vis ma vie (et pas celle des autres) sous le regard bienveillant de Dieu. Je ne suis pas parfait, mais je suis en chemin. Et si ce que je vis est trop contraire à ce qui se passe dans mon cœur, alors Dieu m’invite à changer de vie.

Il m’invite à entrer pleinement dans son appel pour ma vie.

Il m’invite à le suivre entièrement.

Je dis « je » et « moi », mais tu es entièrement concerné par mes paroles.

Et si les personnages du roman de Benacquista changent de vie de manière artificielle, nous sommes sur un autre chemin. C’est un chemin d’authenticité, un chemin qui nous pousse à mieux connaître notre être intérieur, et à nous appliquer à vivre conformément à notre appel. Ce n’est pas facile, mais c’est le seul moyen de pouvoir dire, avec Dieu, « Je suis celui qui est ».



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