Un monde qui nous trouble
Oui, le monde nous trouble. Surtout lorsque nous sentons que la foi chrétienne nous habite. Parce que la Bible nous donne des informations contradictoires concernant le monde.
D’un côté, il ne faut pas aimer le monde, parce que ce dernier rejette Dieu. D’un autre côté, Dieu a aimé le monde au point de s’incarner et de désirer le sauver.
Alors, le monde est-il aimable ou détestable ? Pouvons-nous nous adapter à la marche de ce monde ? Pouvons-nous adopter tous les outils et la culture qui nous environnent, ou bien devons-nous nous en séparer pour ne pas être contaminé·e·s ? Comment pouvons-nous faire jouer ensemble des textes si contradictoires ?
N’aimez pas le monde,
ni rien de ce qui est mondain.
Si quelqu’un aime le monde, il n’est pas motivé par l’amour du Père.
En effet, ce qui est mondain,
c’est de vivre en fonction de ses désirs mauvais
ou de vouloir tout ce que l’on voit et de se vanter de tout ce que l’on a.
Tout cela vient non pas du Père, mais du monde.
Le monde est en voie de disparition, ainsi que ses motivations ;
mais la personne qui fait la volonté de Dieu vit pour toujours.
1ère lettre de Jean, chapitre 2, versets 15 à 17
Le monde, notre ennemi ?
La première lettre de Jean dit que nous ne devons pas aimer le monde, ni ce qui est dans le monde.
Voilà qui nous heurte de plein fouet, car nous sommes préoccupé·e·s par la politique, les questions vestimentaires, ce que nous mangeons, comment nous mangeons, mais aussi par les activités culturelles, les activités de loisirs, les nouvelles technologies, etc. Bref, le monde nous habite et nous habitons le monde.
Ne pas aimer le monde, ça pourrait vouloir dire qu’il faut délaisser toutes nos activités humaines pour répondre uniquement à des aspirations très spirituelles. Ne pas aimer le monde, ça pourrait vouloir dire que nous devrions tout quitter pour aller vivre dans une grotte comme des ermites. Ça pourrait vouloir dire que nous devrions nous séparer des autres pour vivre une vie pure, sainte, c’est-à-dire mise à part.
C’est absolument contraire à l’esprit de la réforme, qui pointait du doigt — de manière à mon avis très injuste — les monastères en les accusant de vouloir se retirer du monde.
Alors que signifie « le monde » dans cette lettre de Jean ? Le thème du monde revient 6 fois dans cette lettre, et dix-sept fois en apocalypse, et dans cette manière d’aborder le sujet, le monde est en opposition avec Dieu. D’un côté, il y a Dieu, de l’autre il y a le monde. C’est typique du dualisme que l’on trouve dans les écrits de la communauté de Jean. Le monde, c’est souvent, pour Jean, tout ce qui refuse Dieu. Ici et là, on va parler de l’esprit du monde, on va entendre le mot « mondain », et dans la vision des Juifs de l’Antiquité, le monde, c’est le lieu de la convoitise, le lieu de l’attrait des biens matériels. C’est le lieu qui refuse la grâce pour se consacrer aux possessions.
Aujourd’hui, cela nous paraît bien étrange comme phrase, ce « n’aimez pas le monde ». Parce que nous sommes dans une société de la propriété. Et depuis belle lurette.
Un ami m’a parlé d’un livre qui décrit l’arrivée des protestants en Amérique, en fuyant les persécutions européennes. Il a lu que beaucoup de protestants français s’intégraient assez facilement dans les communautés amérindiennes, de manière curieuse et pacifique — contrairement à d’autres protestants qui semblaient opter pour le massacre.
Les Français, donc, apparemment, s’entendaient bien avec les populations locales. Sauf qu’à un moment, l’incompréhension a mis fin à la bonne entente. La propriété n’existait pas chez les Amérindiens qui avaient accueilli ces Français. Les gens se servaient, simplement parce qu’ils avaient besoin de tel fusil ou de tel gigot. Quand les protestants français voulaient acheter une parcelle de terre, les Indiens ne comprenaient pas de quoi on parlait. Et les ennuis auraient commencé comme ça entre ces deux populations.
Et pourtant… la propriété elle-même était remise en question — non pas radicalement, mais largement relativisée — dans le judaïsme majoritaire du premier siècle. Et par Jésus lui-même : ne vous demandez pas de quoi vous serez vêtus, Dieu pourvoira. Ne vous demandez pas ce que vous mangerez : Dieu pourvoira. Si on te demande ton manteau, donne-le. Etc. Ne vous attachez pas aux biens matériels.
Et dites-moi : comment vivons-nous ? À quels biens sommes-nous attachés ? Comment partageons-nous nos biens ? Est-ce que nous donnons facilement notre argent ? Non. Quand nous faisons un don, nous tenons à savoir comment il va être utilisé. Parce que c’est ainsi que notre société nous a façonné·e·s. Et j’ai l’impression qu’il est plus facile de donner notre argent que de donner un bien matériel : parce que nous sommes très attaché·e·s à nos objets.
Est-ce qu’il y a des biens pour lesquels vous n’êtes pas couverts en cas de vol ou de casse ? Très peu. Et je ne dis pas que c’est un mal. Je dis que dans notre monde, tel que nous l’habitons, la parole de Jean est difficile à comprendre.
N’aimez pas le monde.
C’est étrange.
C’est étrange parce que, de fait, nous aimons le monde.
Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique,
afin que toute personne qui croit en lui ne périsse pas mais qu’elle ait la vie éternelle.
Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde,
mais pour que le monde soit sauvé par lui.
Celui qui croit au Fils n’est pas jugé ;
mais celui qui ne croit pas est déjà jugé,
parce qu’il n’a pas cru au Fils unique de Dieu.
Voici comment le jugement se manifeste :
la lumière est venue dans le monde,
mais les êtres humains ont préféré l’obscurité à la lumière,
parce qu’ils font ce qui est mal.
Celui qui fait le mal déteste la lumière et s’en écarte,
car il a peur que ses mauvaises actions soient dévoilées.
Mais celui qui agit selon la vérité vient à la lumière,
afin qu’il soit manifeste que ses actions sont accomplies en Dieu.
Évangile selon Jean, chapitre 3, versets 16 à 21
Le monde, aimé de Dieu ?
C’est étrange aussi quand on considère que « Dieu a tant aimé le monde » qu’il a envoyé Jésus pour délivrer son message de libération. Ce Jésus qui est mort d’avoir trop bousculé l’ordre politico-religieux en parlant d’un amour radical du monde. Ce Jésus qui aurait dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». Il nous a invité·e·s à ressembler à Dieu. Alors, dites-moi : si Dieu a aimé le monde à ce point, pourquoi devrions-nous ne pas aimer le monde, comme nous dit Jean ?
C’est là que Paul m’aide à penser notre rapport au monde.
Je suis libre,
je ne suis l’esclave de personne ;
cependant je me suis fait l’esclave de tous afin d’en gagner le plus grand nombre possible au Christ.
Lorsque j’ai affaire aux Juifs,
je vis comme un Juif, afin de les gagner ;
bien que je ne sois pas soumis à la loi de Moïse,
je vis comme si je l’étais lorsque j’ai affaire à ceux qui sont soumis à cette Loi, afin de les gagner.
De même, lorsque je suis avec ceux qui ignorent la loi de Moïse,
je vis comme eux, sans tenir compte de cette Loi, afin de les gagner.
Cela ne veut pas dire que je suis indifférent à la loi de Dieu, car je suis soumis à la loi du Christ.
Avec les personnes qui sont faibles,
je vis comme si j’étais faible moi-même, afin de les gagner.
Ainsi, je me fais tout à tous afin d’en sauver de toute manière quelques-uns.
Je fais tout cela pour la bonne nouvelle, afin d’avoir part aux biens qu’elle promet.
1ère lettre aux Corinthiens, chapitre 9, versets 19 à 23
Nous sommes le monde
D’abord, nous sommes dans le monde, et que nous le voulions ou non, nous sommes solidaires avec le monde. Nous ne sommes pas hors sol : quand le monde va mal, nous n’allons pas bien. Et quand le monde se réjouit de quelque chose, nous nous réjouissons aussi. Solidaires.
Il faut sans cesse nous rappeler que le but de Dieu, c’est le salut du monde, et non sa condamnation.
Paul semble avoir bien compris tout ceci, et c’est pourquoi il exprime dans les Corinthiens sa grande liberté à l’égard du monde. Je me suis fait tout à tous. Je me suis fait l’esclave de tous. J’ai été juif avec les Juifs. Faible avec les faibles. Sans loi avec les sans loi. So-li-daire.
Et j’ai l’impression que ça n’a jamais dénaturé le message de la grâce.
Le message ne changeait pas, mais la manière dont il présentait le message s’adaptait en fonction de ses interlocuteurs. On se rappellera ce passage, dans Actes 17, où Paul fait une présentation de la Bonne Nouvelle aux Athéniens en prenant exemple sur l’une de leurs divinités. Il adapte le message au contexte qu’il rencontre, sans déformer le message. Parce qu’il sait qu’en faisant ça, il va répondre aux besoins qui sont exprimés par les personnes à qui il s’adresse.
Il se fait tout à tous.
Le rapport au monde n’est donc pas un truc simpliste qui pourrait se résoudre par un sondage du type : est-ce que vous êtes pour ou est-ce que vous êtes contre ? Tout de suite, moi, j’aurais envie de me déclarer sans opinion. Ce que la Bible dit concernant le monde est une parole complexe, ambiguë et exigeante, elle nous demande de faire preuve de discernement et surtout, elle nous encourage à ne pas haïr le monde dans lequel nous vivons.
C’est de l’esprit de ce monde dont il nous faut nous méfier.
Et l’esprit de ce monde, c’est bien plus complexe que le simple fait de s’habiller selon la dernière mode, ou de danser sur le dernier tube radiophonique, ou de parler du dernier sujet politique. L’esprit du monde, c’est ce qui est contraire à l’Esprit de Dieu.
Si Dieu est amour, qu’est-ce que l’esprit du monde ?
Si Dieu ne fait acception de personne, l’esprit du monde rejette celles et ceux qui ne sont pas comme lui.
Si Dieu s’appauvrit pour nous enrichir, l’esprit du monde appauvrit l’autre pour s’enrichir.
Si Dieu regarde au cœur, l’esprit du monde s’arrête aux apparences.
Si Dieu considère qu’il y a plusieurs maisons dans son royaume, l’esprit du monde vise l’uniformité.
A ce stade-là de votre lecture, vous comprenez que les communautés chrétiennes sont bien plus proches de l’esprit du monde que ce qu’elles prétendent.
Vivre dans le monde
Alors avec les Judéens de l’Antiquité, avec Jésus et avec les premières communautés chrétiennes, et avec les réformateurs, bien sûr, affirmons haut et fort que nous ne voulons pas aimer l’esprit du monde qui divise et qui opprime le faible à cause de la convoitise.
Et nous affirmons haut et fort que nous ne voulons pas participer à la haine du monde.
Nous affirmons que nous aimons le monde et tout ce qu’il contient au point de nous dépouiller de nos idéologies pour nous mettre à son service, pour lui témoigner, par tous les moyens qui sont à notre disposition, de l’amour et de la grâce que Dieu lui a donnés, au travers de Jésus-Christ et de la parole qu’il a portée jusqu’à la mort.
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Comments (2)
Ladouceur
11 août 2021 at 09:27
Bonjour pasteur.
Je me retrouve dans ce texte. Je vous remercie pour cette lumière. Cela apporte quelques éléments de réponse à de nombreuses questions que je me pose depuis longtemps.
De nos jours les pasteurs… n’ont pas une vision assez objective, ni ne prennent pas assez de recul pour parler de certains sujets.
Poser des questions sur la Bible, sur les écritures, remettre en question certaines choses cela fait il de nous des gens qui doute de Dieu ?
Peut on dire que tout ce qui est écrit dans la Bible est la parole de Dieu ? Car dans l’évangile de Jean, la Parole est présenté en tant que Jésus. Or la bible n’est pas Jésus. Peut on dire que la bible est la parole de Dieu ?
Lionel Thébaud
11 août 2021 at 11:22
Merci infiniment pour ces questions honnêtes et authentiques. Ce sont ces mêmes questions qui m’habitent. J’en ajouterai une : que signifient, pour les auteurs de l’Évangile selon Jean, les termes de « Parole » et de « Vérité » ?
Dans mon blog, en filigrane, ce sont principalement ces deux questions que j’essaye d’aborder, mais vous conviendrez d’une part que ce n’est pas évident, et d’autre part que jamais personne ne pourra faire le tour de la question. En tout cas, moi, je m’en sens bien incapable.
Nous sommes tous et toutes habité.e.s par des idéologies. Autant dire qu’il est impossible d’être objectif sur des questions telles que celles-ci. Cependant, reconnaître les idéologies qui nous tiennent (et auxquelles nous tenons) est un premier pas – nécessaire – pour prendre le recul que vous évoquez.
Enfin, il me semble que douter de Dieu est nécessaire pour approfondir le foi, de toute manière. « Celui qui n’a jamais vraiment douté n’a sans doute jamais vraiment cru » a dit Luther (citation approximative). Pour moi, il est plus grave de ne douter de rien que de douter de Dieu. Car quand on doute de Dieu, Dieu peut venir toucher notre cœur et affiner la vision que nous avons de lui. Lorsque nous ne doutons de rien, Dieu lui-même ne peut pas nous toucher.
Bonne continuation sur le chemin de la foi !