Noël, ou l’extraordinaire devenu banal

27 décembre 2021Lionel Thébaud

Noël ?

Ah oui, ben oui, c’est bon, je connais. Le bébé, la Vierge, le Joseph qui n’est pas son père. L’âne, le bœuf, la crèche. Les bergers. Le recensement.

Nous connaissons ces histoires, parce que certains de ces récits nous bercent depuis l’enfance, et nous croyons tellement bien les connaître que, d’une part, nous sommes parvenus à croire qu’ils étaient historiques, et d’autre part nous sommes persuadé·e·s qu’ils n’ont plus de secret pour nous.

Il faut le dire, ces récits sont inscrits dans notre banalité. Noël, c’est l’extraordinaire devenu banal.

Mais comment, en cette période de Noël, ne pas relire la naissance de Jésus ? C’est très banal, en effet, et en même temps, comment ne pas le faire ?

Et surtout, au-delà de la tradition, au-delà du rite annuel, et au-delà de nos petites habitudes qui ont leur importance, ce texte a-t-il encore quelque chose à nous dire ?

Pour une fois, je ne vais pas faire dans le contexte historique. Ni dans le contexte littéraire. Pour une fois je ne vais pas être trop critique, je vais simplement essayer de dire ce que ce texte peut encore me dire, nous dire aujourd’hui.

Noël, l’extraordinaire selon Luc

En ce temps-là,
l’empereur Auguste donna l’ordre de recenser tous les habitants de l’empire romain.
Ce recensement, le premier, eut lieu alors que Quirinius était gouverneur de la province de Syrie.
Tout le monde allait se faire enregistrer, chacun dans sa ville d’origine.
Joseph lui aussi partit de Nazareth, une ville de Galilée,
pour se rendre en Judée, à Bethléem, là où était né le roi David ;
en effet, il était lui-même un descendant de David.
Il alla s’y faire enregistrer avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte.
Pendant qu’ils étaient à Bethléem, le jour de la naissance arriva.
Elle mit au monde un fils, son premier-né.
Elle l’enveloppa de langes et le coucha dans une mangeoire,
parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle destinée aux voyageurs.

Evangile selon Luc, chapitre 2, versets 1 à 7.

Quelques versets banals, plus qu’extraordinaires

En effet, rien d’extraordinaire dans ces versets. On nous a habitué à des récits plus claquants. Plus bling-bling. Avec des anges et des étoiles. Avec des trucs de fous. Mais là, c’est juste une situation tout humaine qui nous est décrite. C’est peut-être justement pour ça que j’ai choisi ces versets-là. Allez savoir.

Luc nous annonce que Jésus est né dans un pays soumis à l’occupation romaine. Luc installe Joseph et Marie dans le rôle de personnes opprimées en raison de leur appartenance à la culture juive.

Quand on gouverne, on est obsédé par les chiffres. On a plus de pouvoir quand on gouverne sur beaucoup de monde. On est mieux reconnu par nos semblables, et nos supérieurs nous regardent avec plus de bienveillance. Peut-être aussi nous accorde-t-on plus d’argent pour gouverner quand on règne sur un peuple nombreux. Alors on peut envisager de faire des grands travaux, ou se faire construire une piscine, que sais-je ? Le pouvoir nous donne des ailes.

Pour compter nos forces, tous les moyens sont bons, et ces petites gens n’ont qu’à se déplacer, après tout, ils nous doivent bien ça : avec tout ce qu’on fait pour eux… Non mais c’est vrai : les Romains ont construit des routes, ils ont apporté la culture à ces peuples barbares, et puis un peu d’ordre moral et religieux aussi.

Les Juifs sont très redevables aux Romains. Ils peuvent bien, à un moment, montrer un peu de reconnaissance et faire le chemin nécessaire pour se faire recenser.

C’est pas cher payé, quand on bénéficie des avantages de la colonisation.

Une situation politique… banale

Depuis de longues années le contexte politique était tendu. Depuis longtemps les Juifs se sentaient humiliés, d’abord par les Grecs, ensuite par les Romains. Chez les Juifs, certains étaient rebelles au pouvoir, d’autres étaient de mèche avec le pouvoir, et d’autres encore essayaient de garder des marges de manœuvre tout en limitant la casse le plus possible.

Tout le monde accusait tout le monde de traître, tout le monde regardait l’autre comme celui qui allait mener le peuple au désastre. Diviser pour mieux régner. Voilà ce que Rome a toujours très bien su faire.

Et Luc présente Jésus comme celui qui échappe à ces configurations politiques : il n’appartient ni au parti des collabos, ni au parti des rebelles. Il n’appartient pas plus au parti des conciliateurs. Il échappe aux logiques partisanes, et s’oppose constamment à chacun de ces partis politiques.

Il dépasse les jeux politiques.

Le bébé qui naît à Bethléhem vient démasquer l’inhumanité de la logique politique dans l’Empire.

L’Évangile selon Luc est une critique des idéologies politiques, qu’il s’agisse de celle des princes ou de celles des misérables. Mais je m’égare.

Noël : attendre l’extraordinaire

Le pays est donc divisé. Et au cœur même de cette division, de cette peur de son prochain, on a nourri l’espoir qu’un homme viendrait nous délivrer.

On se rappelle de Moïse, venu pour libérer son peuple. Il s’est opposé à Pharaon avec courage et aidé de Dieu, les Hébreux sont sortis d’Égypte. C’était formidable.

On attendait quelqu’un qui mettrait fin à tout ça.

Quelqu’un qui dirait : « stop ! ». Quelqu’un qui apporterait la paix et la justice. Quelqu’un qui libérerait son peuple, une fois pour toute, et qui offrirait cette liberté à toutes les nations. Tout le monde était fatigué, et tout le monde attendait le miracle.

Et voici le miracle, nous dit Luc.

Le miracle, c’est ce tout petit bébé.

Le miracle, c’est que ce bébé est une habitation de Dieu. Il est né, le divin enfant. Jouez, hautbois ! Résonnez, musettes !

Pour habiter sur terre, Dieu ne choisit pas les maisons des princes et des rois. Pour habiter sur terre, Dieu ne choisit pas les gens qui possèdent des yachts et des médias. Dieu vient dans un tout petit bébé, au sein d’un peuple marginal et dominé par la plus grosse puissance militaire de l’époque, dans une famille bizarre et pas très reconnue socialement, dans un couple de condition humble. Dieu vient chez des pauvres.

Un long voyage

Marie et Joseph ont marché longtemps, très longtemps, pour faire le trajet Nazareth-Bethléhem. Vous savez combien de kilomètres ça fait, le voyage Nazareth-Bethléhem ? Ça fait peut-être 150 kilomètres.Marie et Joseph ont marché longtemps, très longtemps, pour faire le trajet Nazareth-Bethléhem. Vous savez combien de kilomètres ça fait, le voyage Nazareth-Bethléhem ? Ça fait peut-être 150 kilomètres.

A l’heure de la voiture et des avions, à l’heure des trains et des vélos, même, on ne se rend pas compte de ce que ça représente 150km. Mais à l’époque, on voyageait à pieds, et même si on pouvait s’asseoir sur un âne, on avançait au pas de l’être humain qui guidait l’âne. 150Km, c’est disons entre 7 et 10 jours de marche.

Sur la route, il n’y avait pas de stations-essence, avec une petite restauration rapide. Il n’y avait pas d’hôtel ou d’air b’n’b qui permettait de faire halte. Quand on était fatigué du voyage, on couchait dans les champs, et on mangeait ce qu’on trouvait sur place, quand on trouvait quelque chose.

N’imaginez pas que Joseph et Marie avaient rempli leur glacière de sandwiches au pâté et de bière.

Imaginez, dans ce pays, la chaleur du début d’après-midi. Imaginez la galère pour trouver un coin d’ombre. Imaginez aussi l’angoisse de se faire attaquer, quand la nuit glaciale tombait.

Qui parmi vous aurait emmené sa femme enceinte de 8 mois réaliser un tel voyage ?

Et arrivés à Bethléhem pour le recensement, on se rend compte qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle destinée aux voyageurs, dit notre traduction.

Il ne s’agit pas d’une hôtellerie, comme notre imaginaire nous y a habitué.

Ce n’est pas une auberge.

Les voyageurs devaient compter sur le devoir sacré de l’hospitalité d’une part, et sur des cabanes construites pour les pèlerins, ainsi que quelques places dans les synagogues, d’autre part. Mais bon, voilà, pas de place.

Et Marie accouche.

L’enfant naît dans des conditions semblables à des milliers d’enfants encore aujourd’hui sur notre planète, mais c’est très loin des conditions de naissance que nous connaissons, nous, en France. Nous n’imaginons pas la douleur et l’angoisse. Nous n’imaginons même pas le degré de colère, d’avoir à vivre cette situation.

Joseph et Marie vont là où on attache les bêtes (pas sûr qu’il s’agisse d’une jolie étable comme dans les histoires que nous nous racontons), et ils placent le bébé, Jésus, dans la mangeoire.

Voilà, c’est ça, la crèche.

C’est peut-être pas abrité, c’est au milieu des bêtes (un âne et un bœuf, ou bien des dizaines d’ânes attachés en attendant leurs propriétaires?), c’est au milieu du crottin, au milieu de la nourriture animale, au milieu des mouches, avec la grosses chaleur en journée et le froid la nuit.

C’est loin de l’atmosphère cosy de nos petites crèches de salle à manger.

Il n’y avait pas de place dans ce monde pour accueillir le Messie.

A toutes les époques, toujours la même histoire

Donc voilà ce que c’est, la naissance de Jésus. Deux sans-abris contraints de trouver un refuge loin de chez eux, après un long voyage entrepris pour répondre aux exigences imposées par un gouvernement d’occupation. Un couple qui vit dans un pays qui a dû essuyer des guerres civiles violentes et qui vit encore de nombreux troubles (toutes proportions gardées, un peu comme ce que nous avons connu cette année en Éthiopie, en Afghanistan, en Ukraine ou en Colombie).

Extraordinaire, et banal en même temps.

Si le message de Luc, c’est de nous montrer que Dieu nous aime, alors en effet il ne pouvait pas trouver meilleure image.

Ce bébé, perdant dès la naissance, c’est nous.

Nous sommes des perdants et des perdantes. Même lorsque nous sommes animé·e·s des meilleures intentions du monde, nous ne parvenons pas à faire ce que nous voudrions faire. Nous ne parvenons pas à bien faire. Nous ne réussissons pas. Nous sommes en échec permanent – sauf les rares fois où nos actes sont couronnés de succès, mais avouez que ces moments sont rares dans une vie.

La plupart du temps, nous nous sentons minables.

La plupart du temps, on nous fait bien comprendre que nous n’en faisons pas assez, et sur notre carnet de notes on écrit : « peut mieux faire ! ».

Bah oui.

Nous sommes comme ça.

Et le message de Luc, c’est que ça n’a pas d’importance.

Ça n’a pas d’importance, parce que c’est là, au cœur de même cet échec, que Dieu vient en nous. C’est au cœur de cette bassesse, au cœur de cette faiblesse, que Dieu nous montre qu’il nous aime.Ça n’a pas d’importance, parce que c’est là, au cœur de même cet échec, que Dieu vient en nous. C’est au cœur de cette bassesse, au cœur de cette faiblesse, que Dieu nous montre qu’il nous aime.

Ce n’est pas dans la réussite sociale ou dans la richesse, ce n’est pas dans le pouvoir politique ou dans le nombre des diplômes, c’est dans notre quotidien le plus simple, dans notre vie la plus nue, loin des apparences, loin des positions de principe, loin de la concurrence. Dieu est là, il s’incarne en nous, dans nos vies.

La naissance de Jésus, c’est le signe que Dieu nous aime tel·le·s que nous sommes. Même quand nous ne pouvons rien faire – comme ce bébé. Même quand nous ne pouvons rien dire – comme ce bébé. Même quand nous ne pouvions rien comprendre – comme ce bébé.

On attendait un libérateur. Il est né, celui qui est venu nous libérer de nos apparences et de nos culpabilités.

Dieu vient dans nos vies, Noël en est le signe, et c’est pour ça que chaque année, nous fêtons la naissance de Jésus.

Pour nous rappeler que Dieu nous aime.


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Comments (1)

  • Jean-Michel Ulmann

    27 décembre 2021 at 17:14

    Merci, cher Lionel, de nous avoir donné cette prédication pure et simple.
    Belles et joyeuses fêtes
    jmu

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