L’Ecclésiaste de Sylvie Tschiember
Sylvie Tschiember est une amie. Une amie artiste, dont j’apprécie les peintures. Membre de Protestantisme et images, c’est dans son atelier, au Guilvinec, dans le Finistère, que j’ai observé une œuvre particulière, en octobre 2017. Il s’agit de L’Ecclésiaste, un temps pour tout, réalisé en 2001. J’ai aussi profité de l’occasion pour m’entretenir avec elle de sa démarche artistique.
Dans cet article, je vais vous livrer ma description l’œuvre en tentant d’en faire ressortir les détails qui m’ont le plus marqué. Et je vais écrire ce que ce tableau me fait et à quoi il me fait penser. Je vais aussi parler de la technique utilisée, en lien avec les mouvements artistiques auxquels l’œuvre se rattache.
1. Description de l’œuvre
Vue d’ensemble
Il s’agit d’une œuvre non-figurative : l’art figuratif est un style artistique, qui s’attache à donner une représentation plastique reproduisant exactement l’apparence des objets représentés. Ici, l’œuvre ne joue pas avec ce type de représentations, mais se place dans des évocations de type symbolique. L’art non-figuratif, c’est en gros ce que le commun des mortels (dont je suis) appelle « l’art abstrait ».
Le tableau est composé de trois parties, trois toiles de 50X50cm qui forment un triptyque, et pour lesquels, à première vue, il n’existe aucun ordre particulier. Cependant, au verso, la partie gauche est numérotée 1, la partie centrale est numérotée 2 et la partie droite est numérotée 3, ce qui semble indiquer un ordre de positionnement, sinon un ordre de lecture. De plus, 1 et 2 sont matériellement soudés par des charnières (ils ne peuvent être dissociés que par démontage), tandis que 3 n’est physiquement lié à 2 que par assemblage (décrochage par simple mouvement). Il y a donc un certain degré physique de séparation entre 2 et 3. La toile 2 semble donc bien centrale, et le tout semble indiquer une dynamique d’évolution. Peut-être quelque chose de l’ordre de « l’avant-pendant-après », ou de « passé-présent-futur », ou toute autre expression de la temporalité, interprétation liée au titre même de l’œuvre : L’Ecclésiaste – Un temps pour tout.
Les couleurs
Le rouge est très présent, prenant souvent des tons marrons (qui vont du foncé au clair). On y trouve aussi du doré, du blanc ainsi que des touches de bleu et de violet. Ces couleurs peuvent
être mats ou brillantes lorsqu’elles sont recouvertes de colle de poisson. Le doré est cependant brillant alors qu’il n’est pas recouvert de colle. On note aussi des zones de transparence.
Les matières
Principalement des papiers collés, déchirés, superposés, froissés. Ainsi que des morceaux de textes de l’Ecclésiaste photocopiés sur papier calque et agrandis, collés sur la toile. On trouve une matière croûteuse dans des tons clairs (blanc, bleu, violet), constituée de morceaux de roche volcanique. On remarque aussi des papiers transparents et quelques couches successives de peinture. L’effet donne une impression de caché/dévoilé, un jeu entre le visible et l’invisible, de la présence absente – qui semble faire référence au divin.
L’ensemble paraît au premier abord désordonné, chaotique, et semble manquer de structure. En examinant l’œuvre toile par toile, on peut néanmoins avoir le sentiment d’une évolution, cette fois-ci non plus simplement au niveau de la structure physique du tableau (charnières, numéros…), mais au niveau de l’œuvre elle-même. En effet, alors que les toiles 1 et 2 sont unies par des charnières, on observe une rupture esthétique entre les deux toiles, et inversement, alors que 2 et 3 ont une unité esthétique, elles sont physiquement disjointes. On a là un jeu de continuité/discontinuité en une sorte de va-et-vient cyclique.
Toile par toile
Toile 1 :
Cette toile est celle qui contient le plus de textes, et la police du texte est plus petite que sur les autres toiles, ce qui donne une impression de surcharge, de fouillis. Le texte est en français, en anglais, en allemand ainsi que dans une langue indéterminée. Les couleurs sont discontinues entre le 1 et le 2 : une ligne blanche longe le bord droit de la toile 1, du haut jusqu’à la moitié du tableau, tandis qu’une tache rouge longe le bord gauche de la toile 2. Une autre tâche rouge située en bas à droite de la toile 1 n’a pas de continuité sur la toile 2. Le morceau de texte qui semble relier 1 et 2 n’est en fait pas le même texte ! Seule la « trace brumeuse » (une buée?), située légèrement au-dessous du milieu du tableau, semble faire le lien entre les deux toiles. Cette « topographie » semble établir une rupture esthétique avec le reste de l’œuvre. Cette rupture est relativisée par la « trace brumeuse », par l’emploi des mêmes couleurs et des mêmes techniques, ainsi que par la solidarité physique (charnières) entre les toiles 1 et 2. Les mots qui me sautent aux yeux dans les textes collés sont les mots « chair » et « travail ». Aucun texte n’est inscrit sur le papier doré.
Toile 2 :
Élément central du tableau, il est celui qui relie 1 et 3 en une seule œuvre. Nous avons déjà noté sa continuité/discontinuité avec la toile 1, observons ses relations avec la toile 3. La matière prend de l’importance par rapport au texte (plus grand que sur la toile 1, uniquement en français, et moins présent, ce qui donne une meilleure lisibilité de l’écrit). Les deux toiles semblent reliées par une feuille dorée, sur laquelle on peut lire du texte, ainsi que par des tons colorés et des formes assez proches (la « rupture » semble inversement proportionnelle à celle observée entre 1 et 2). Deux mots sautent aux yeux : « temps », et « éternité » (ce dernier se trouve dans la partie dorée).
Toile 3 :
Mêmes remarques que pour la toile 2, si ce n’est que cette toile 3 se situe à la fin du triptyque, et qu’elle n’est pas solidarisée physiquement avec la toile 2 (solidarité esthétique, mais non physique), marquant là aussi la continuité/discontinuité en forme de paradoxe. Les mots qui sautent aux yeux sont plus nombreux : « temps » (dans la partie dorée qui se trouve à gauche), « guérir », « paix » et « jusqu’à la fin » (dans la partie dorée qui se trouve à droite). Les écritures qui touchent le papier doré semblent se diluer dans d’autres couleurs.
2. Ce que l’œuvre représente
Comme avec la plupart des tableaux non-figuratifs, le titre de l’œuvre nous renseigne sur ce qu’elle représente. Ici, le titre est double. Tout d’abord, il porte le nom de L’Ecclésiaste, qui est un livre biblique. L’auteur de ce livre a une approche philosophique de la vie et écrit son texte dans le cadre d’un dialogue entre les civilisations hébraïque et hellénistique, que l’on situe au IIIè siècle avant notre ère. Le sous-titre de l’œuvre est Un temps pour tout, qui correspond au célèbre poème d’Ecclésiaste 3, 1-8. Je ne résiste pas au plaisir de le citer ici :
Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel :
un temps pour enfanter et un temps pour mourir,
un temps pour planter et un temps pour arracher le plant,
un temps pour tuer et un temps pour guérir,
un temps pour saper et un temps pour bâtir,
un temps pour pleurer et un temps pour rire,
un temps pour se lamenter et un temps pour danser,
un temps pour jeter des pierres et un temps pour amasser des pierres,
un temps pour embrasser et un temps pour éviter d’embrasser,
un temps pour chercher et un temps pour perdre,
un temps pour garder et un temps pour jeter,
un temps pour déchirer et un temps pour coudre,
un temps pour se taire et un temps pour parler,
un temps pour aimer et un temps pour haïr,
un temps de guerre et un temps de paix.
(Ecclésiaste 3, 1-8)
Néanmoins, il faut constater que les collages effectués sur les toiles ne se limitent pas à ce poème, mais semblent illustrer tout le livre de l’Ecclésiaste.
La composition en trois toiles peut faire penser à 3 étapes d’une vie, ou encore à la dimension passé/présent/futur. Cette temporalité est marquée par l’élément de continuité/discontinuité observée plus haut : car parallèlement à l’observation classique du temps, où le passé est jeté en arrière et le futur jeté en avant, l’Ecclésiaste a aussi une idée cyclique du temps : Ce qui a été, c’est ce qui sera ; ce qui s’est fait, c’est ce qui sera : il n’y a rien de nouveau sous le soleil (Ecclésiaste 1.9). Les éléments de continuité/discontinuité observés matérialisent ce cycle.
Le jeu des couleurs évoque le sang : dominance du rouge, dont le pouvoir évocateur va du sang frais au sang sec ; le jeu des matières fait penser à des veines, mais aussi à des plaies, des cicatrisations… Ce peut être l’évocation des blessures de la vie, la condition humaine à laquelle personne n’échappe (rappel du texte de l’Ecclésiaste). Le blanc semble évoquer un souffle, une respiration, un courant qui guiderait l’humain vers un ailleurs, voire une buée, fragile et inconsistante. Je rappelle que l’expression vanité des vanités, qui revient comme un leitmotiv dans l’Ecclésiaste (et que je n’ai pas aperçue dans le tableau de Sylvie Tschiember !), se dit en hébreu havel havalim, rappelant Abel – c’est exactement le même terme – dont la durée de vie a été plutôt courte et dramatique (voir Genèse 4). Au passage, ce qui est traduit par « vanité des vanités » mériterait mieux, comme traduction. Le maître mot est buée, hevel, et il faut garder l’image originelle, le sens dit propre, l’haleine qui se résout en rien dans l’air, et qui est un éternel point de départ parce qu’elle est concrète, alors que ‘vanité des vanités’ où nous attache l’accoutumance est un abstrait – point d’arrivée (Henri Meschonic, Les cinq rouleaux, Paris, Gallimard, 1986. p.132). Meschonnic traduit d’ailleurs « buée de buées », car il ne s’agit pas de la plus importante des buées (ce que donnerait « buée des buées », ou « vanité des vanités »), mais au contraire d’une buée sortie des buées, c’est-à-dire une buée dont la valeur est encore moindre que la valeur de l’ensemble des buées. Enfin, l’or semble lié à la promesse de la vie éternelle.
Il serait tentant de voir dans l’utilisation du chiffre 3 une allusion à la Trinité, et l’on aura vite fait d’assimiler la couleur dorée au Père, le rouge au Fils et le blanc à l’Esprit-saint. J’ai peur que cette lecture soit par trop simpliste, et je préfère l’approche temporelle, qui semble être porteuse d’un sens plus tangible.
La toile 1 semble évoquer le début de la vie : une impression de tumulte, peut-être de chaos, le mot « chair » qui évoque la naissance et le mot « travail » qui indique ce à quoi l’enfant doit se préparer. La rupture esthétique déjà évoquée marque la fin de l’enfance, la fin du rêve bouillonnant de tous les possibles et de tous les universels (plusieurs langues : les horizons sont ouverts). Les toiles 2 et 3 sont plus paisibles, plus structurées, semblent plus « matures », et la toile 3 semble évoquer la fin de vie, avec des mots comme « paix », « jusqu’à la fin ».
Le tétragramme יהוה, Yhwh, le « nom ineffable» de Dieu (dont l’interdit de prononciation me fait penser à l’interdit de sa représentation évoqué dans le Décalogue), est absent de l’Ecclésiaste. Toutes les mentions de Dieu dans le texte utilisent Elohim, qui est un pluriel que la Bible conjugue au singulier lorsqu’il s’agit du Dieu unique (contrairement aux idoles, qui sont désignées par le même terme, mais conjugué au pluriel). Ainsi, de même que le texte n’évoque pas Yhwh, le tableau ne représente pas Dieu. Ce dernier n’en est pour autant pas absent : il passe à travers le livre de l’Ecclésiaste et à travers l’œuvre iconographique. Il y a un temps pour tout, l’incarnation prend corps dans le temps! Temps (‘olam) qui forcément s’incarne dans la matière, la matière étant soumise aux réalités du temps qui passe. Il serait tentant de voir dans ‘olam une manière de dire le réel matériel, puisqu’en hébreu moderne ce terme désigne aussi bien le temps éternel que « le monde ». Cependant, on sait que, dans l’usage biblique, le mot עולמ a toujours un sens temporel, il désigne la durée indéfinie, l’éternité. C’est en néo-hébreu seulement et en araméen rabbinique qu’ עולמ a pris également le sens spatial de monde, univers. (…) Il faut donc rejeter les interprétations qui voient dans עולמ le monde, si séduisantes soient-elles. (André Néher, Notes sur Qohélét (L’Ecclésiaste), Paris, Les éditions de minuit, 1951, p. 96-97). Se dessine alors la présence divine, son « empreinte digitale » : Dieu est présent dans tout ce que nous traversons. Il souffre dans nos blessures, et il transforme le sang (symbole de vie qui mène à la mort) en or (symbole de vie éternelle). Cette œuvre, qui ne représente pas Dieu, parvient à l’évoquer grâce d’une part à l’idée d’incarnation (le tableau est une incarnation de la vie humaine, tout en étant en même temps une incarnation du texte de l’Ecclésiaste), et grâce à l’idée que là où se trouve l’être humain, Dieu lui-même n’est pas loin, l’être humain ayant été créé à l’image de Dieu (concept de l’imago Dei).
3. Technique
Cette œuvre est principalement travaillée à partir de papiers de couleur collés, puis déchirés, modelés et superposés. Avec l’ajout de peinture et de collage de matières (roche volcanique…), le résultat est un pur produit d’une l’approche matiériste de l’art, approche qui se situe dans le courant des Nouveaux Réalistes. Robert Atkins, à propos du décollage, écrit qu’il s’agit d’une des techniques du Nouveau Réalisme, consistant à décoller des affiches superposées sur des panneaux ou des palissades (Robert Atkins, Petit lexique de l’art contemporain, Abbeville, Abbeville Presse, 1992, p. 80). On donne aux adeptes du décollage le nom d’affichistes, dont Sylvie Tschiember s’inspire beaucoup (notamment en se référant aux travaux de Jacques Mahé de la Villeglé).
Le mouvement des Nouveaux Réalistes est né en 1960 au domicile d’Yves Klein (dont Sylvie Tschiember revendique l’influence, notamment avec son utilisation des couleurs or, bleu, rouge). Pour les peintres de ce mouvement, il s’agit de représenter la réalité, la société de consommation, d’approcher le réel par de nouvelles expressions des perceptions, due notamment au changement d’environnement, ou de « nature » : l’usine, la ville, la publicité… la technique forment le nouveau cadre de vie de l’être humain (Pascale Le Thorel-Daviot, Nouveau dictionnaire des artistes contemporains, Paris, Larousse, 2004, p. 329). La production des nouveaux réalistes se caractérise par un geste d’appropriation (empaquetages, compressions, anthropométries), la récupération des techniques ou matériaux industriels, des déchets (tableaux-pièges, méta-machines) ou des langages visuels (décollages et collages d’affiches) (ATC, Le Nouveau réalisme & l’Hyperréalisme). Au sein des Nouveaux Réalistes se crée une recherche autour de l’art informel, qui se caractérise par une certaine spontanéité qui revêt parfois un aspect calligraphique, par un emploi expressif de la matière picturale ou de matériaux hétérogènes, et par un refus absolu de la figuration. (…) L’art informel n’abolit pas les références au réel, qui sont soulignées par les titres (Robert Atkins, Petit lexique de l’art contemporain, p. 51).
C’est dans cette démarche que se situe le courant matiériste, auquel se rattache l’œuvre de Sylvie Tschiember, courant marqué par des recherches sur les textures picturales. Les artistes obtiennent des effets de relief hétérogènes en recourant à toutes sortes de techniques et bricolages expressifs (Robert Atkins, Petit lexique de l’art contemporain, p. 82). Le matiérisme triomphe au XXè siècle, prenant sa revanche sur une perception négative de la matière, dominante dans la chrétienté européenne. L’essentiel de l’œuvre appartient désormais à l’ordre de l’invisible et de l’immatériel (Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris, Bordas, 1994, p. 311).
Le procédé des palimpsestes est une autre technique qui inspire Sylvie Tschiember : Papyrus ou parchemin dont la première écriture, dite écriture inférieure, a été effacée et qui a servi à écrire un nouveau texte, qualifié d’écriture supérieure. Cette pratique, attestée jusqu’au Moyen-Age, était motivée par la cherté du papyrus et du parchemin. (ATC, Dictionnaire encyclopédique de la Bible, entrée « Palimpseste »).
L’usage du palimpseste chez l’artiste n’est pas uniquement en lien avec l’inspiration du mouvement des affichistes : c’est une technique qui a été découverte avec l’étude des manuscrits antiques. L’artiste s’approprie ici une technique qui a notamment été utilisée pour la conservation des textes bibliques. C’est un énorme clin d’œil, comme pour montrer l’importance de la Bible pour la vie de l’artiste qu’elle est. Dans son œuvre, Sylvie Tschiember ne mélange ni les couleurs, ni les matériaux : ils se superposent toujours, sans se mélanger. Chacun va garder sa propre nature, malgré une apparence de fusion.
4. Remarques de l’artiste (tirées d’échanges personnels)
Le rapport de Sylvie Tschiember avec l’image est un combat perpétuel : il s’agit pour elle d’un rapport de force pour parvenir à faire parler ce qui ne doit pas être représenté. C’est une guerre violente qui se dispute entre les matériaux et les couleurs, qui veulent avoir le dernier mot. Qui aura le dessus ? La matière ? L’Écriture ? La couleur ? L’opacité ? La transparence ? Ce combat est âpre et c’est pourquoi le tableau est si violent, si déchiré. Petit-à-petit, le combat devient une coopération : tel matériau va laisser sa place à tel autre. La guerre se transforme en une harmonie colorée, une association, dans laquelle l’Écriture est souveraine. Il faut noter ici les conceptions spirituelles protestantes de l’artiste, qui illustre sa représentation du Sola Scriptura (« l’Écriture seule » est l’un des critères de la Réforme protestante permettant de juger les dogmes de l’Église : tout ce qui n’est pas conforme à ce que dit la Bible devrait être remis en question, dans l’optique de libérer l’être humain des superstitions et des erreurs de la religion) d’une manière excellente. Ce n’est cependant pas toute l’Écriture qui est souveraine, mais seulement l’Écriture qui a réussi à s’incarner dans ce combat, et qui a survécu. L’Écriture vraiment incarnée pourrait-on dire. La Parole faite chair.
La Bible devient parole divine par la lecture croyante sous l’inspiration de l’Esprit Saint, écrit Elisabeth Parmentier (L’Écriture vive, Interprétations chrétiennes de la Bible, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 31). Dans ce tableau, ce qu’il reste de l’Écriture, c’est cette parole qui a été digérée par l’aventure humaine, par le combat des formes, des couleurs et des matières. Le texte n’y est plus lisible dans son intégralité, mais s’exprime en petits bouts cachés/dévoilés, mélangés, etc. On passe du texte à des bribes de textes enlevés de leurs contextes, agrandis ou diminués, en allant même jusqu’à changer la qualité du papier (du papier Bible au papier calque). L’artiste donne ainsi à lire la parole en en ayant extrait la substantifique moelle. Pour dire le texte autrement. C’est cette parole qui va sauter aux yeux de la personne spectatrice et qui va donner sens à la condition humaine. Au final, les matériaux finissent par se comprendre, et comme Jacob ils finissent boiteux, mais bénis. Tout disparaîtra, mais ma parole restera.
L’inspiration des affichistes, avec leurs affiches lacérées, évoque le temps qui passe, d’où l’utilisation de cette technique dans cette œuvre centrée sur la temporalité. L’artiste s’inspire beaucoup des mots collés sur la peinture, comme dans les œuvres de Duchamp ou Picasso. Et son approche spirituelle de l’art a trouvé sa source en lisant Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, écrit par Kandisky. S’inscrivant fortement dans la peinture non-figurative, Sylvie Tschiember refuse l’image dans ses œuvres, restant ainsi fidèle à la tradition protestante qui lui a été transmise. Elle transpose l’écriture biblique en aplat.
Dans cette œuvre particulière, on trouve des plages de repos et de combats, de plénitude et de guerre, avec des morceaux différents et des aplats colorés qui semblent crier il y a un temps pour la guerre et un temps pour la paix, un temps pour pleurer et un temps pour rire. Le texte est rendu vivant par la matière, plus ou moins lisse, rugueuse, et si le tableau semble exprimer la douleur, c’est que l’art a échappé à l’artiste, qui n’a pas voulu faire cela douloureux.
Le bleu, qui apparaît sur le tableau en quelques endroits, est arrivé « par hasard ». L’artiste n’a pas mis de bleu dans cette œuvre. Elle assimile donc cette couleur à « la part divine ». De la même manière, elle ne sait pas pourquoi elle a réalisé un triptyque : jusqu’ici elle ne faisait que des diptyques. Elle interprète cela comme un dépassement, évoquant la Trinité.
Son rapport au texte lui fait penser aux personnes qui se penchent sur les Écritures, avec des traductions multiples, aux exégètes.
Cette œuvre n’a jamais été exposée ailleurs que dans des chapelles. Il y a un dialogue qui se crée là, entre la peinture et la·le spectateur·trice. L’emplacement a son importance dans l’œuvre : c’est ce qui va lui permettre de prendre vie. La lumière, l’espace, l’emplacement, les odeurs… autant d’éléments qui vont interagir et apporter vie au tableau. Il s’agit presque d’un discours amoureux entre le lieu et l’œuvre : le tableau donne force, lumière et chaleur au lieu (jeu des couleurs vives sur fond de murs en pierre gris), et le lieu va donner de la lumière à l’œuvre (par le biais des vitraux, qui vont modifier, en fonction de la luminosité, l’éclairage de la peinture au fil du jour). Cette idée du tableau qui éclaire le lieu qui l’éclaire… se situe tout-à-fait dans la dynamique du caché/dévoilé qui ressort de la peinture de Sylvie Tschiember.
Mon article se termine enfin, c’était un exercice très sérieux de disséquer une œuvre artistique, réalisé pour une évaluation à la Faculté de théologie de Strasbourg, pour un cours du Professeur Jérôme Cottin. J’ai un peu remanié le texte en évacuant tout ce qui me semblait un peu trop universitaire, mais j’ai bien conscience que pour certaines personnes, il n’y a pas d’intérêt à disséquer un tableau. Ok, j’en prends note, aussi je vous offre un peu de détente, à vous qui êtes parvenu·e·s courageusement au bout de ces lignes, et vous propose d’écouter le titre Ecclésiaste 5.1 des Wampas. En espérant que vos oreilles ne seront pas meurtries – ou pas trop. Vous verrez, les paroles sont extraordinaires :
Et j’ajoute une petite présentation vidéo du livre de L’Ecclésiaste, que je trouve plutôt bien faite :
Bonne journée !
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Comments (2)
Léa
11 août 2020 at 11:01
Analyse très intéressante, j’ai apprécié découvrir cette oeuvre 🙂 !
Tschiember
11 août 2020 at 15:02
Merci pour tout ce travail exemplaire sur ce triptyque. Si une de mes autres toiles t’inspire n’hésites pas à me le dire. Je t’embrasse