Être le plus grand

19 septembre 2021Lionel Thébaud

Ils arrivèrent à Capharnaüm.
Quand il fut à la maison, Jésus questionna ses disciples :
« De quoi discutiez-vous en chemin ? »
Mais ils se taisaient,
car, en chemin,
ils avaient discuté entre eux pour savoir lequel était le plus grand.
Alors Jésus s’assit, il appela les douze disciples et leur dit :
« Si quelqu’un veut être le premier, il doit être le dernier de tous et le serviteur de tous. »
Alors il prit un enfant et le plaça au milieu d’eux ;
il l’embrassa et leur dit :
« Celui qui reçoit un enfant comme celui-ci par amour pour moi,
c’est moi qu’il reçoit ;
et celui qui me reçoit,
ce n’est pas moi qu’il reçoit, mais celui qui m’a envoyé. »

Évangile selon Marc 9.33-37

 

Promenons-nous quelques instants sur les bords du lac de Gennesareth, à l’embouchure du Jourdain. Nous sommes en Galilée, et nous trouvons là le village Kfar nahum, qu’on appelle aussi la « ville de Jésus », et qui est la patrie de Pierre et d’André.



Kfar Nahum – le village de Nahoum – me semble intéressant à décortiquer un petit peu avant de parler de l’évangile du jour. Pour cela, un petit tour du côté du premier testament va nous aider à convoquer la mémoire de la tradition juive, pour nous faire entendre ce que l’auteur de l’évangile selon Marc a voulu communiquer à ses lecteurs. Plus j’y réfléchis, et plus la mention du village de Galilée me semble importante.

Le village du prophète Nahoum

Le village de Nahoum, donc. Qui est Nahoum ? Nahoum, c’est un personnage qu’on trouve dans ce qu’on appelle « les petits prophètes » : le livre du prophète Nahoum ne contient que 3 chapitres.

D’abord, Nahoum signifierait « consoler ». Voilà déjà une indication sur l’action du prophète : il parle pour consoler. Mais consoler qui ? Parce que quand on lit le prophète Nahoum, on ne voit pas beaucoup de consolation.

Le prophète s’en prend à Ninive et décrit la manière dont Dieu va écrabouiller cette ville, parce que Ninive a fait du mal au peuple chéri de Dieu. Moi donc, quand je lis Nahoum sans me poser trop de questions, je ne me sens pas vraiment consolé. C’est peut-être pour ça, d’ailleurs, que je ne le lis pas souvent. C’est peut-être pareil pour vous, je ne sais pas.

Mais il y a des gens pour qui cette prophétie a vraiment fait l’effet d’une consolation.

Entre le 8e et le 7e siècle avant notre ère, l’empire assyrien a fait du royaume d’Israël son vassal. Ça veut dire qu’Israël devient une simple province assyrienne soumise à des impôts très élevés. La présence de l’empire est très violente.

En 722, les Assyriens déportent entre 10 et 20 % de la population. En réalité, la situation est paradoxale, comme bien souvent : il y a des Israélites qui souffrent terriblement – notamment les plus pauvres – et ceux qui profitent bien de la situation. Par exemple, la ville de Jérusalem se développe d’une manière spectaculaire, économiquement parlant. Bref, quand l’empire opprime le peuple, il y a toujours des gens pour en tirer profit.

Donc pour les personnes qui sont opprimées par l’occupation assyrienne, assurément, ces paroles sont une consolation : Dieu va détruire l’instrument qui les opprime. Dieu va rétablir la justice, parce que Dieu n’a pas abandonné son peuple.

Comme Nahoum le dit au 9è verset du premier chapitre : « Il réduit vos adversaires au néant, vous ne subirez plus leur oppression ! ». Même si c’est violent et difficile à entendre pour nous aujourd’hui, c’est un vrai message d’espoir et de réconfort.

Dieu va détruire Ninive, c’est un message de consolation.

Finalement, Ninive, c’est un symbole : le symbole de la domination assyrienne. C’est même devenu, au fil du temps, le symbole de tous les pouvoirs injustes, ces pouvoirs qui sont établis sur des bases que Dieu ne peut pas accepter. C’est le symbole de la domination.

L’annonce de sa chute est donc une bonne nouvelle pour celles et ceux que ces pouvoirs terrorisent. Le livre de l’Apocalypse reprend les images de Nahoum pour dépeindre la ville mauvaise (appelée Babylone) ainsi que son effondrement (voir l’introduction du livre de Nahoum, Bible Nouvelle Français Courant).



Subversion.

Imaginez un peu.

Les premières communautés qui lisaient l’évangile selon Marc avaient tout ça en tête quand elles réfléchissaient à notre texte. Parce que la Galilée était sous l’oppression romaine, et que Kfar Nahoum était le siège d’une garnison romaine.

Et de quoi est-il question ? De qui est le plus grand. De qui va dominer les autres. Coïncidence ? Je ne pense pas.

D’autres évangiles parlent de cet épisode, mais n’aboutissent pas à la même conclusion. Ici je me concentre sur ce que dit Marc. La question est bien « qui est le plus grand ? », mais la réponse n’est pas : « quiconque se fera petit comme un enfant ».

Pour Marc, le plus grand, c’est celui qui est le serviteur de tous. C’est celui qui accueille le plus petit. Jésus, d’ailleurs, est celui accueille. Et en même temps il est celui qui est accueilli, car au verset 37 il dit : « celui qui reçoit un enfant par amour pour moi, c’est moi qu’il reçoit ; et celui qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé ».

En accueillant le plus petit, on accueille Jésus, et en accueillant Jésus, on accueille Dieu. C’est alors qu’on est grand : quand on accueille le Dieu qui se trouve dans tous les petits, c’est-à-dire dans tous les défavorisés, dans tous les isolés, dans tous les exclus, dans tous les opprimés, dans tous les derniers… Il y a donc un vrai renversement des valeurs – l’Évangile est un message subversif.

Le premier, c’est celui qui se dépouillera de sa condition de chef pour être serviteur. Le premier, c’est celui qui descendra du podium pour faire passer tous les autres avant lui. Le premier, c’est le riche qui quittera sa position de riche pour donner aux plus pauvres.

Jésus ne nous fait pas de morale ici, il ne dit pas : « haaaan vous voulez être les premiers c’est paaaaas bieeeeen ».



Non.

Vouloir être le premier, c’est normal. C’est même naturel. Il n’y a pas de honte à vouloir être le premier, le meilleur. C’est une soif légitime. Mais le renversement se situe dans la manière dont nous pourrons être les premiers.

On est premier quand on se dépouille. On est puissant quand on refuse d’exercer sa puissance. Et c’est l’exemple que Dieu montre quand il refuse de contrôler nos vies mais qu’il nous en laisse la responsabilité. Il refuse de dominer, il refuse de prendre les rênes de nos vies, au contraire, il nous encourage à prendre nos vies en main, sous son regard.

C’est la leçon de la croix et de la souffrance de la croix, supplice auquel aucun dieu ne se serait soumis, parce qu’un dieu c’est tout-puissant et ça montre sa toute-puissance. Alors que notre Dieu choisit la voie de la faiblesse, du dépouillement, de la non-puissance, du non-pouvoir. Et ainsi, il montre que ce n’est pas du théâtre : on ne fait pas semblant d’être petit ou d’accueillir le petit.

Pour Jésus, le petit, c’est lui qui est véritablement grand. C’est lui le premier. C’est pourquoi on dit que Dieu a une préférence pour les pauvres : ils sont vraiment ceux qui nous précèdent dans le royaume, et si nous voulons être les premiers, nous devons être comme eux.

Quelle bonne nouvelle pour les petits, qui souffrent chaque jour d’être humiliés et défavorisés. Quelle belle leçon pour les grands qui se croient les premiers ! Prions pour que ces grands comprennent que le message de Jésus est une bonne nouvelle pour eux aussi, même si ça n’en a pas l’air !



D’ailleurs, voici ce que nous enseigne Jésus : aucune personne n’existe comme maître d’une autre personne, au sens où elle lui serait supérieure. Et personne n’a le droit d’imposer sa volonté à une personne.

Dieu lui-même n’est pas un maître suprême.

C’est dur à entendre, n’est-ce pas ? Mais Dieu est présenté comme un père, pas comme un maître. Le maître impose sa volonté aux autres et les considère comme inférieurs à lui. Pour Jésus, entre le Père et le Fils, il n’y a pas un rapport hiérarchique : il dit « le Père et moi nous ne sommes qu’un, lui en moi et moi en lui ».

Je vous laisse penser à ce que ça signifie, quand nous confessons que nous sommes uni∙e∙s en Christ et que Christ vit en nous… Eh oui. Nous sommes « un » avec Dieu. Sans lien hiérarchique.

Si Christ est en moi et que je suis en Christ, alors il n’y a plus de hiérarchie, car là où il y a l’amour véritable, il n’y a plus d’inférieur et de supérieur.

Dans ce cas, pourquoi appeler le disciple à se faire le dernier ?

En réalité, se faire le dernier, c’est simplement se mettre au service de l’autre. Le disciple n’est pas appelé à se considérer comme le dernier – et encore moins à se proclamer le dernier, comme si on pouvait en tirer une quelconque gloire. Il s’agit au contraire de se mettre dans la situation du dernier. Pour être le serviteur de tous.

Cette attitude n’est pas une négation ou une punition de soi, elle n’est pas une discipline morale, mais elle est un engagement au service de l’autre.


Quel rapport avec Nahoum et Ninive ?

Ninive, c’est l’empire de la domination, et Dieu en promet la destruction.

Et pour les auditeurs et les auditrices de l’évangile selon Marc, il s’agit aussi de l’empire romain : c’est un royaume qui ne tiendra pas, parce qu’il ne se fonde pas sur la logique du royaume de Dieu.

Cette logique n’est pas morale, comme on l’a trop souvent compris, mais elle est fondée sur l’amour du prochain, considéré comme un égal. « Soumettez-vous les uns aux autres » concerne tout le monde. Et jamais ce verset ne justifie le « soumettez-vous à moi ».

Tout système qui se fonde sur la domination s’érige en ennemi de Dieu.

Voyez à quel point cet évangile est politique. Il donne de l’espoir à tous ceux et à toutes celles qui souffrent de l’injustice et de l’oppression. Et il donne à l’Église une vision pour les relations dans la communauté. C’est une communauté de service. Pas une communauté de paons qui se montrent pour se pavaner et être fiers de leur importance.

Nous sommes appelé·e·s à mettre en œuvre une telle communauté, pour qu’elle soit un signe du royaume de Dieu dans ce monde, et pour qu’elle soit la pierre d’achoppement des systèmes injustes.


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