Au boulot !
Léa et moi venons de sortir du cinéma. Nous sommes allés regarder Au Boulot !, le dernier film de François Ruffin et Gilles Perret, avec Sarah Saldmann ainsi qu’avec plein de gens.
Ce film nous attirait parce qu’il est le résultat d’un défi que François a lancé à Sarah (désolé, je parle de vous comme si nous étions potes), suite à des propos difficiles à entendre que Sarah a prononcés à la télé. François l’a donc invitée à vivre une semaine avec un SMIC. Au final, c’est à un film que nous avons droit, avec Sarah qui expérimente le travail de « petites gens ». Et ce scénario, nous l’avons trouvé intelligent. Tout comme nous avons trouvé intelligente la réaction de Sarah, qui a accepté de jouer le jeu.
Nous ne nous attendions pas à voir Sarah Saldmann se convertir en une électrice du NFP, ni François Ruffin se mettre à apprécier les croque-monsieur à la truffe. Nous n’attendions rien de tel, parce que nous sommes réalistes. Mais cette aventure humaine nous semblait prometteuse et devait permettre de faciliter le passage d’une parole entre des gens qui n’ont aucune chance de se rencontrer dans la vraie vie.
Et voici ce que j’ai vécu en regardant ce film.
L’émotion
D’abord, je dois vous l’avouer, j’ai pleuré pendant au moins la moitié du film. C’est comme ça : quand je suis ému, je pleure. Et j’ai été profondément ému.
Ému d’entendre les parcours de tous ces gens, cassés par le travail et par une vie dure. Ému de revivre, le temps d’un cinoche, une histoire qui est celle de ma mère, qui est celle de mon frère, qui est celle de mon enfance, une vie qui est celle de tellement de gens que j’aime que je pouvais difficilement ne pas être touché.
Ému aussi de voir Sarah se prendre cette réalité en pleine poire, et de la voir réagir avec compassion. Sans même chercher à réfléchir ou à nier les évidences, elle acceptait ce qu’elle voyait et tombait des nues : on la voit littéralement réaliser que la vie de ces gens est un enfer. Elle admet que pour rien au monde elle ne voudrait vivre un tel quotidien. Que les choses ne sont pas aussi simples que ce qu’elle croyait.
Ému de voir se rencontrer deux univers fermés l’un à l’autre, dans des conditions pas faciles : la réalisation d’un film, où il faut nécessairement se mettre en scène, mais où en même temps on est mis à nu. Où toutes les occasions nous sont données de faire comme si de rien n’était, de jouer le jeu du mépris, mais où on accepte quand-même de laisser notre cuirasse être percée.
Ému de voir des gens ordinaires accueillir chaleureusement Sarah, et oser lui dire des choses en y mettant des formes au lieu de l’engueuler. Après tout, quand on a été blessé, on ne cherche pas forcément à respecter l’autre.
De l’autre côté – parce qu’il y a bien deux côtés dans ce film : Sarah et François – j’ai été ému de voir François tendre cette main à Sarah. Ému de la pédagogie qu’il a mise en œuvre pour « travailler à la réinsertion des riches », comme il dit ! Ému par la manière dont il explique que les choses sont plus faciles quand le milieu dans lequel on a grandi nous donne des billes qui facilitent la question du choix, lorsqu’il s’agit de chercher un travail.
Ému de voir ces moments de complicité qui nous aident bien à entrer dans le sujet, avec des petites pointes d’humour, qui en fait un film sérieusement drôle. Dans ce film, François est beau, Sarah est belle, et toutes ces personnes qui témoignent de leurs vies sont belles, chacune à sa manière.
La déception
J’ai aussi été déçu.
Je l’ai dit, je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un change. En tant que pasteur, j’ai pas forcément envie que les gens changent. J’ai juste envie qu’ils se déplacent. Ne serait-ce qu’un peu. Qu’ils regardent les choses autrement, pour qu’ils ressentent ce que ça fait de ne pas vivre ce qu’ils ont l’habitude de vivre, de voir autrement que ce qui leur a été donné de voir. De sortir des lieux communs pour se rendre compte de la complexité du monde. Et rien que ça, très souvent, c’est violent pour eux.
Mais j’ai été déçu par le mépris de François (merci en tout cas d’avoir laissé ces séquences) envers les goûts et les aspiration de Sarah. Moi non plus je ne comprends pas le désir de s’acheter un sac à mains à 20 mille euros, et je trouve ça indécent au regard de tous ces gens qui ont à peine de quoi nourrir leurs propres enfants, mais de là à qualifier ces désirs de « pathétiques », je trouve que c’est un vrai manque de compréhension humaine et de pédagogie.
Déçu de voir le « forcing » de François pour faire admettre à Sarah qu’elle avait tort. La pousser à entendre que la question des inégalités est une injustice insupportable. Je suis d’accord avec toi, François, mais là, avec ce qui se passait à ce moment là, il aurait mieux valu la fermer. Le sujet ce n’était pas de la faire basculer : Sarah était bouleversée, et un peu de psychologie humaine t’aurait permis de comprendre qu’il y a des moments où le silence est nécessaire. La parole la plus sensée, placée au mauvais moment, risque de casser tout ce que l’expérience est en train de faire surgir dans l’esprit d’une personne.
Et déçu du ton moralisateur de François, qui ne pouvait pas s’empêcher d’en rajouter une couche – comme si c’était vraiment nécessaire. Mais ce film n’aurait pas dû être l’occasion de prendre une revanche sur je ne sais pas quoi. Il aurait dû être un voyage, une prise de conscience, et pour ça il faut laisser du temps aux gens. Il faut les accompagner jusqu’au bout, sans les juger (et ça n’empêche pas les désaccords). Quand Sarah a dit : « Au final, François, là c’est toi qui est en train de juger », François n’a pas percuté. C’est décevant.
Déçu, bien sûr, quand Sarah – qui avait commencé un chemin de prise de conscience – se met à déblatérer sur les plateaux de télé à propos des jeunes des cités et à propos de la guerre en Israël. Mais un léopard ne peut pas changer ses tâches (Jérémie 13.23).
Bref, on ne peut pas juste être ému aux larmes parce que ce qu’on voit est beau. On peut aussi être déçu, et c’est normal : tout travail d’humanité est beau et laid. En même temps. Et dans ce film, François est laid. Sarah est laide. Et si on avait gratté un peu les personnalités des gens rencontrés on aurait aussi trouvé de la laideur, c’est certain.
Deux univers, un seul monde
Sarah Saldmann vit dans un univers où on choisit le travail qui nous plaît. Elle mange des snacks à 50 euros et ses yeux brillent devant une veste à 3000 euros (« c’est pas cher », dit-elle). Dans son univers, elle peut faire ce qu’elle veut de l’argent qu’elle a gagné. Je ne suis pas sûr de pouvoir comprendre un jour ce que le mot « éthique » signifie pour elle. Dans son univers, les salons, les cocktails, les petits-déjeuners au Ritz sont des lieux conviviaux.
C’est un univers où l’on ne se questionne pas sur la légitimité de l’argent qu’on perçoit. Si je gagne cette somme, c’est bien parce que mon travail le vaut, sinon on ne me paierait pas autant.
Face à cet univers individualiste, on trouve un univers de gens qui subissent un travail qui les détruit, un travail qu’ils ne choisissent pas. Ou plutôt, un travail qu’ils choisissent parce qu’ils ne veulent pas rester chez eux à ne rien faire – mais ils ne choisissent pas le travail qu’ils veulent faire : il choisissent de prendre n’importe quel job qui veut bien d’eux. Ils mangent ce qu’ils peuvent et se font plaisir comme ils peuvent, avec les moyens qui sont les leurs. Dans leur univers, les Restos du cœur, les maisons de quartier et les animations populaires sont des lieux conviviaux.
Il y a un très fort déséquilibre dans ce film – mais ce n’est la faute de personne. Sarah intègre ces milieux populaires, et je trouve qu’elle s’y intègre plutôt bien, car elle entre en vraie relation avec les gens. Leurs récits la touchent et elle prend du plaisir avec eux. En même temps elle est renvoyée à la différence de classe, et elle ne comprend pas comment on peut s’amuser comme ils le font. C’est normal : sa vie est ailleurs. Sa culture est ailleurs. Le choc est trop fort – nécessaire mais trop fort pour être digéré en un bloc. Elle intègre ces lieux, mais elle sait qu’elle retrouvera ses habitudes et son confort. Heureusement pour elle, d’ailleurs. Sa vraie vie, ce n’est pas ici. En fait, tout le monde le sait.
Mais tous ces gens, dont je n’ai retenu aucun prénom, malheureusement – et c’est assez significatif d’ailleurs -, jamais n’ont été confronté à l’autre univers. Ils n’ont pas été mis en situation dans les grands salons, au Ritz ou dans les grands magasins. Il aurait été intéressant de voir le regard des « petites gens » devant les robes hors de prix ou les repas inaccessibles. D’entendre leurs réactions, aussi. Seulement, si c’est éprouvant pour une riche d’intégrer pour quelques heures les milieux populaires (et c’est réellement éprouvant, ne l’oublions pas !), c’est possible. Le riche peut se rendre chez les pauvres. Ce n’est pas déplacé. Mais un pauvre qui se rend chez les riches, voilà qui est inconcevable.
Oh, j’exagère bien sûr. Je connais l’ami du cousin de ma belle-sœur qui… On a tous et toutes entendu parler de ces gens qui ont intégré un milieu grand-bourgeois alors qu’ils ne venaient de « nulle part », comme on dit. Moi-même, c’est assez miraculeux que je soie devenu pasteur de l’Église protestante unie de France. Que je fasse des études de théologie. Mais il y a quelque chose d’inconvenant, en fait, à ce qu’un pauvre fréquente les huiles. Alors que c’est méritoire de s’abaisser à rejoindre – pour un temps – la populace.
Je ne dis pas ça de Sarah Saldmann, qui ne me semble pas avoir exprimé une telle attitude. Je comprends son soulagement quand elle retrouve le milieu qui lui est familier. Et ce soulagement montre tout le trajet qu’elle a parcouru, d’ailleurs. Ce n’était pas facile, émotionnellement et psychologiquement, d’être confronté à la réalité de la misère. Le jour où je me suis retrouvé tout un week-end dans un château, avec du personnel qui apportait les plats et débarrassait la table à chaque fois que l’hôte appuyait sur la sonnette, moi aussi, je me suis senti soulagé de retrouver la vie que je connaissais.
Et François Ruffin, dont le rôle était de faire ce pont condescendant, a bien montré que si ce sont deux univers qui s’ignorent, ils se situent quand-même bien dans le même monde : ce sont ces pauvres qui viennent remplir les frigos des riches. Ce sont eux qui permettent aux riches de bénéficier de leur confort. Et ce sont les riches qui donnent du travail (et quel travail…) aux pauvres. Faire en sorte que ces deux univers communiquent, c’est faire prendre conscience qu’il n’y a qu’un seul monde, et qu’on pourrait vraiment améliorer les choses si les gens parvenaient à se parler un peu plus. En mode respect, écoute et ouverture, bien entendu.
Des critiques
Sur les réseaux, je lis beaucoup d’insultes à l’encontre de Sarah Saldmann. Et ça me désole. Parce que les gens n’ont pas l’air de remarquer que nous avons tous et toutes besoin de pédagogie et de temps pour découvrir le monde de l’autre. Quand l’idéologie et la haine prennent le dessus, on rate l’occasion d’améliorer ce monde. Et ces critiques me gonflent. Mais bon, il paraît que c’est normal, sur les réseaux sociaux. Nous ne devons pas fréquenter les mêmes personnes (moi, mes réseaux se portent bien, merci).
Néanmoins, en parlant d’idéologie, justement, j’ai cru percevoir que François Ruffin s’est retrouvé pris au piège de son propre jeu. Dans le film, on sent les choses venir pas à pas, et c’est peut-être la raison pour laquelle je l’ai trouvé si lourd, si moralisateur. Son idée était excellente, mais François n’avait pas le temps : il fallait que Sarah se convertisse ou qu’elle dégage. Il en allait de sa crédibilité politique. Il ne fallait surtout pas qu’il perde ses soutiens. Et c’est là que le politique est facteur de division, de diabolos.
Je regrette que François ait fait ce choix politicien, mais je le comprends. Dans mes rêves, j’aurais voulu qu’il aille au bout de la démarche d’accompagnement de Sarah dans ce processus complexe. Sans lui mettre la pression. Mais faire le lien pour que Sarah progresse en humanité, pour que les gens progressent en humanité et pour que lui même… mais voilà, le réel c’est le réel, et faire des choix c’est nécessaire. Et quand nous faisons des choix, nous les faisons en assumant ce que nous pensons être le mieux, avec le contexte dans lequel nous évoluons.
François Ruffin a fait ce choix, au regard de ce qu’il a perçu comme un impératif. Je trouve ça dommage, mais je respecte.
Un peu de souffle
J’espère, au bout de cette lecture, que vous n’avez pas du film un trop mauvais sentiment. En effet, mes critiques visent à mettre en lumière ce qui me tient à cœur, en tant que pasteur : faire en sorte que les gens se rencontrent, qu’ils se déplacent, pour qu’ensemble ils changent le monde. Pour moi, l’Église doit être un lieu comme ça, un lieu prophétique où toutes les sphères de la société se côtoient, dans une égalité devant Dieu qu’aucune situation sociale ne doit venir pourrir. Avec une solidarité qui tisse et retisse les liens qui doivent, à la longue, écraser la tête du racisme, de la domination et du mépris. Après 2000 ans de christianisme je mesure bien la distance qu’il reste à parcourir, mais je m’entête à vouloir vivre et faire vivre cette utopie.
Je salue au passage Sarah. Non seulement elle a accepté de jouer ce jeu, mais elle continue, en faisant la promotion du film alors qu’elle n’est pas présentée sous son meilleur jour. Malgré sa position sociale et médiatique, malgré le mépris qui est (était ?) le sien à l’encontre des gens ordinaires, qu’elle qualifiait de profiteurs et d’assistés… elle ose défendre un projet où l’on comprend que les riches sont eux aussi des assistés, mais que cette forme-là d’assistanat est très bien tolérée dans son milieu. Je pense notamment à cette femme entretenue par son mari (et pour qui tout est ok, bien sûr). Je trouve Sarah courageuse.
Bien sûr qu’elle m’énerve avec ses positions tranchées sur des sujets qu’elle ne connaît pas. Qu’elle m’insupporte quand elle s’en prend « aux assistés » et aux jeunes des cités, quand elle parle de la Palestine, etc. Oui, elle m’énerve, mais elle m’énerve… N’empêche, je la trouve courageuse dans ce film, et je sors du cinoche avec un grand respect pour elle. Malgré les nombreux désaccords que je peux avoir avec elle.
Et François, vous pensez qu’il m’énerve pas, quand il joue les mecs qui ont tout compris à tout, et qui vient faire la leçon, là ? Ben si, c’est un comportement que je trouve insupportable. Je sors du cinoche avec un sentiment de colère à son égard. Mais c’est normal, tout ça. Nous sommes tous beaux et laids, belles et laides. Ou, comme le disait Martin Luther, nous sommes tous à la fois pécheurs et saints. C’est comme ça, il faut bien l’accepter et vivre avec.
Aussi, je ne peux que vous encourager à aller voir ce film dans le cinéma le plus proche de chez vous. C’est un très beau film, qui redonne la banane. Rien que le projet – même s’il a échoué (mais pas complètement) – vaut le détour, ne serait-ce que pour se dire : « c’est possible ». Et puis tous ces témoignages, toutes ces paroles qui ont été libérées et qui font du bien à entendre, toutes ces discussions et ces réactions… toute cette joie profonde qui se dégage du film vaut vraiment le coup !
Et surtout, c’est un film qui fait du bien, quand on a intégré pour nous-mêmes ces paroles assassines qui nous accusent d’être des assistés, des sangsues, des profiteurs. Toutes ces personnes qui ont été cassées par la vie, le travail, la maladie ou les accidents peuvent se sentir enfin entendues, comprises et acceptées. On ne se sent plus seul. On se sent légitime. On ressort en sachant (enfin !) que nous faisons de notre mieux, et qu’on ne peut pas nous le reprocher.
Ce film met un peu de souffle dans une atmosphère (inter-)nationale étouffante, où l’espoir de voir le quotidien des plus pauvres s’améliorer est réduit en miettes, chaque jour qui passe davantage. C’est un film qui fait du bien et qui donne envie de crier : « Au boulot » ! Parce qu’il y a du pain sur la planche.
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Comments (2)
Jean-Michel Ulmann
22 novembre 2024 at 18:40
Bonsoir Lionel,
merci pour cette critique constructive.
Merci d’avoir le sens des nuances. Il se perd par les temps qui courent les rues.
Merci de pleurer.
Merci d’espérer et de pétrir la fraternité pour en faire le pain chaud du partage.
Tu emploies quelque part l’expression » lieu commun ». Pour ma part j’aime les lieux communs et je souhaite qu’il en surgisse de plus en plus. Nous en avons tant besoin.
Amitié fraternelle
Jean-Michel
Lionel Thébaud
26 novembre 2024 at 13:08
Intéressant ! Déplacer l’expression « lieux communs » pour en faire de véritables lieux de communauté, voilà qui m’intéresse ! Merci encore une fois pour tes commentaires inspirants, JMU !