L’inactivité
Produire… Noir Désir chantait : « Il faut produire, et reproduire encore, ça n’a pas fin… » C’est un constat : notre société est une société de production. Et nous sommes incités à consommer ce que nous produisons, afin de renouveler tout ça. Si on ralentit, ou si on stoppe la machine, c’est la catastrophe – nous dit-on – parce que toute notre économie est fondée sur ce principe circulaire. Et je me demande quelle place nous faisons à l’inactivité, dans ce schéma.
Une rencontre
Une professeure de Philosophie à Versailles m’a récemment conseillé de lire des ouvrages de Byung-Chul Han. Né en Corée en 1959, Byung-Chul Han est docteur en philosophie et enseigne en Allemagne. Dans ma librairie préférée, je suis tombé sur un de ses livres, que je me suis bien évidemment procuré : Vita Contemplativa – ou de l’inactivité.
Je n’ai pas pour habitude de parler d’un livre avant de l’avoir terminé, mais là je me suis laissé happer par les deux premières pages, et j’ai eu envie de vous livrer les quelques réflexions que ça m’a inspiré. Rien ne dit que le reste du livre me parlera aussi bien, mais ce que je cherche, quand je lis, ce n’est pas d’être d’accord avec l’auteur, c’est surtout qu’il me stimule, afin que je trouve le chemin de mes propres réflexions. J’utilise la pensée de l’autre afin de penser. C’est comme ça que je vis ma foi, c’est donc comme ça que je vis ma vie.
Métro – boulot – dodo
Il y a d’abord le constat : notre société se fonde sur le travail. Et l’engrenage dans lequel nous nous trouvons pourrait se résumer à travail – production – consommation. Dans les années 70, on disait « métro – boulot – dodo ». Ça résume quand-même bien notre société qui, malgré cette critique soixante-huitarde, a accentué le phénomène de l’hyperactivité.
Les 35 heures ? La manière dont elles ont été appliquées dévoile la supercherie : au lieu d’être l’occasion de moins travailler pour vivre mieux, elles ont mis en place la logique inverse : vous faites autant de choses, mais en moins de temps. Ce qui, bien évidemment, n’a pas pu dégager de l’espace pour la créativité (je rappelle que l’objectif était de réduire le chômage). Grâce à la manière dont les 35 heures ont été mise en pratique, nos vies se sont davantage complexifiées. Et s’il y avait une réforme à faire, ce ne serait pas de revenir aux 39 heures, mais de penser autrement cette réduction du temps de travail, dans un effort collectif de mieux vivre.
Mais la vraie question qui nous est posée, et qui rejoint des préoccupations toutes protestantes, c’est : qu’est-ce qui se joue, dans une société où le faire est tellement normatif que le repos en devient suspect ? Est-ce le bon vieux débat du salut par les œuvres qui nous a rattrapé ? Protestants, protestantes : debout ! Nous avons une parole à proclamer !
La machine
Quand j’étais jardinier municipal, j’ai remarqué une évolution du métier. Le jardinier, qui prenait soin du végétal et des espaces publics avec des outils manuels, est devenu un utilisateur de machines : au lieu de la cisaille, le taille-haie, au lieu de la scie, la tronçonneuse, au lieu de la faux, la débroussailleuse, etc. Et c’était chouette, d’avoir ces machines : on avait vraiment le sentiment d’aller plus vite dans la réalisation de nos tâches.
La machine a été créée pour nous permettre de faire la même chose, plus rapidement. On aurait pu prendre le temps de nous parler, de développer des relations. Prendre soin des autres. Participer à la vie collective. Contempler la vie.
Mais nous avons choisi d’investir ce temps dans plus de travail. Ce que vous faisiez en 8 heures, vous le faites maintenant en 2 heures… vous allez donc travailler plus. Et vous allez devoir tenir le rythme ! Parce que la « valeur travail », n’est-ce pas ! On ne vous paye pas à rien faire ! Vous devez justifier votre salaire… C’est bel et bien la justification par les œuvres.
Et dans cette histoire, les ouvriers ont oublié que leur travail est déjà justifié par le fait qu’ils réalisent aujourd’hui en 2 heures ce qu’ils mettaient 8 heures à faire hier. Mais visiblement, ce n’est pas suffisant. Il faut être écrasé sans cesse pour avoir le sentiment de mériter son salaire. Les mécanismes de la culpabilité sont toujours très actifs. Les machines à moteur thermique ont abîmé les corps des ouvriers. Ce sont des machines lourdes qui cassent les tendons, les muscles et les os. Les vibrations sont insupportables, à la longue. Sans parler du bruit qui vient abîmer le système auditif, et les échappements qui viennent abîmer les poumons.
La question des limites
Quand on se forme au métier de jardinier, on nous dit : « Quand vous utilisez ces machines, faites bien attention à ne pas passer plus de 2 heures par jour dessus. L’utilisation prolongée de ces outils provoque des maladie musculo-squelettiques, qui sont la première source d’accidents de travail et de maladies professionnelles. Et ça, ça coûte très cher à la société ».
Mais les chefs de service n’en tiennent pas compte. Ils vous mettent pendant deux semaines d’affilée sur ces machines, parce qu’il faut que le travail avance. On n’embauche pas de personnel supplémentaire, ça coûte trop cher. On préfère vous mettre à l’épreuve, et si votre corps casse, c’est que vous n’êtes pas faits pour ce métier. C’est que vous êtes fragile, et que vous n’avez pas l’envergure d’un bon ouvrier. La culpabilisation bat son plein, puisqu’on vous dit qu’il faut produire, et reproduire encore, ça n’a pas de fin.
Au bout d’un moment, quand-même, on se rend compte que tous ces arrêts de travail pour cause de santé, ça coûte cher. Alors on remplace les machines thermiques par des machines électriques : c’est moins lourd, ça fait moins de bruit et ça produit moins de CO². C’est une vraie avancée dans le métier, car les corps sont moins sollicités. Enfin, on nous entend. Mais… c’est l’occasion pour en faire plus ! Encore et encore ! Ça n’a pas de fin. Maintenant vous n’avez plus d’excuse : vous devez achever encore plus de boulot !
Il ne faudra pas vous étonner quand vous verrez que les jeunes générations ne veulent pas détruire leurs vies en acceptant de faire des métiers-suicide… « Ouiiiiin, les jeunes ils ne veulent plus travailler ! » Tu m’étonnes. Ils ne sont pas aussi stupides que nous ! Ils ont envie de vivre, eux.
Le trop plein et le manque
Devant cette boulimie de productivité, générée par une certaine idée de la vie en société (une société capitaliste, osons le dire), il faut se demander quelle place nous faisons à l’inactivité.
Pour le dictionnaire Le Robert, l’inactivité est un « Manque d’activité, d’occupation. » Pour le Larousse, c’est une « Absence d’activité ; état de quelqu’un qui n’a pas d’occupation ». Le philosophe Han nous dit, lui, ceci : « Comme nous ne percevons plus la vie que sous l’angle du travail et de la performance, nous concevons l’inactivité comme un déficit auquel il s’agit de remédier au plus vite. L’existence humaine est intégralement absorbée par l’activité. Cela la rend exploitable ».
Prenons la vie animale. Je rappelle, à toutes fins utiles, que nous, êtres humains (je demande pardon aux autres animaux qui me lisent, mais je m’adresse à mes congénères), sommes des animaux. Et si vous en doutez, allez faire un tour au muséum national d’histoire naturelle.
Souvent, nous voyons les animaux construire un abri pour eux et leur famille. Nous les voyons chasser pour se nourrir. Nous les voyons se laver. Dormir. Et… ne rien faire. Si vous observez attentivement, une grande partie de la vie des animaux n’est pas liée à la productivité. La découverte, la créativité, le repos, la restauration, la relation… sont des choses qui font partie de leur vie. On ne les voit pas travailler d’arrache-pied au détriment de leur vie. On ne les voit pas cumuler le fruit de leur production au cas où leur système viendrait à se casser la gueule. Ils vivent globalement dans le but de résoudre les difficultés qu’ils se posent aujourd’hui. Ils anticipent un peu leur avenir, mais ils ne sont pas obsédés par la peur de manquer.
Il y a peut-être matière à nous faire réfléchir, là, et à relativiser notre manière de vivre.
La perversion du repos
Le philosophe nous dit que ce qu’il nous manque, à nous les êtres humains, c’est de faire une place à l’inactivité. Pour lui, l’inactivité n’est pas un manque, tout au contraire. L’inactivité a son propre univers et sa propre intensité, qui – si on sait le discerner – nous permet de vivre et de réaliser une forme de plénitude indispensable à l’équilibre de notre vie intérieure. En gros : l’inactivité nous permet de nous penser, et de nous faire prendre conscience que nous ne sommes pas des extensions de nos machines.
Nous avons bien, dans notre société, des temps de non-travail. On nomme ça les week-end – même si nos week-end ne sont pas toujours en fin de semaine, et n’ont pas toujours une durée de 2 jours. Ce temps-là n’est pas du « temps libre », il suffit pour s’en convaincre de regarder à quoi nous occupons nos week-end. Oui, j’ai bien écrit le verbe occuper, c’est fait exprès. Ce temps-là, depuis les années 70, est devenu un temps de consommation (donc de production) de loisirs. Les loisirs « servent à se reposer du travail. En tant que dérivés du travail, ils représentent un élément fonctionnel au sein de la production ». Aujourd’hui, ce que nous appelons le temps libre n’est rien d’autre qu’un temps nécessaire (mais non suffisant) pour recharger nos batteries, avant de repartir dans la logique de production.
Nous sommes en apnée, sous l’eau, et nous remontons à la surface pour reprendre un peu d’air avant de replonger dans les abîmes qui nous abiment.
La vie intérieure
Or, l’inactivité a une signification et une richesse qui constituent l’essence même de la vie. Elle est le lieu de la vie intérieure. L’origine de la créativité. Le silence qui donne à entendre la mélodie de nos activités. En fait, ce n’est pas l’action qui est première. C’est l’inactivité. C’est elle qui permet à l’action d’avoir du sens et de la pertinence. Elle n’est pas un repos suite à l’action, elle est inspiration qui guide le mouvement. « Seule l’inactivité donne son éclat à la vie. Si nous perdons la faculté d’être inactifs, nous nous transformons en machines dont la seule obligation est de fonctionner. »
Le philosophe nous rappelle aussi que ce n’est pas de l’activité production-consommation que naît l’histoire, mais au contraire de l’inaction, de l’inutile, du non-consommable. « Ce qui forme la culture, ce ne sont pas des chemins directs vers le but, mais des digressions, des excès et des détours ». C’est la fête, la célébration qui créé la culture humaine. Attention ici, il ne s’agit pas de la fête telle qu’elle est reprise par la société marchande ! « Le capitalisme (…) transforme la fête elle-même en marchandise. On transforme la fête en events et en spectacles auxquels manquent le repos contemplatif. Ces formes consuméristes de fêtes ne créent pas de communauté ».
Vous reprendrez bien un peu d’Avent ?
Alors chers lecteurs, chères lectrices, en ce premier dimanche de l’Avent, en ce moment où nous commençons à méditer sur la venue du Christ dans notre monde, sur la venue du repos promis (le shabbat) et sur ce que la vie divine en nous peut bien changer dans notre vie… je vous invite à faire le point sur la place qu’occupe l’inactivité dans votre vie. A relire les Evangiles en entendant quelle est la nature de la vie nouvelle que le Christ nous donne, pour que nous devenions plus semblable au « fils de l’humanité », comme le désigne Laurent Boyer, dans sa nouvelle traduction des Evangiles.
Je prie pour que ce temps de l’Avent nous ouvre sur le véritable sens du repos et sur l’art de faire moins. Que nous ne percevions pas la justification par la foi uniquement avec notre intellect, mais avec toute notre vie. Pour vivre concrètement notre vie intérieure sans nous perdre dans des activités folles qui viennent détruire notre être et notre être-ensemble, sans nous machiniser et sans forcer les autres à devenir des outils de production. Que l’Avent soit l’occasion de nous recentrer sur ce qui fait la vie, le fondement de l’être. Et que nos vies s’adaptent à cette nouvelle réalité, qui vient d’en-haut et ne demande qu’à s’incarner en nous. Concrètement.
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