La remise de dettes
Ce texte, qui s’inspire de la parabole racontée par Jésus dans l’évangile selon Matthieu, au chapitre 18, a été l’occasion d’une prédication, le 20 septembre 2020, pour le culte de rentrée de la paroisse dont j’ai la charge. Je vous met une petite musique klezmer pour vous inspirer, ça ne fait jamais de mal.:
Un roi décida de régler ses comptes avec ses serviteurs. Les histoires qui commencent comme ça, en général, je ne les apprécie pas beaucoup. Quand on règle ses comptes, dans le langage d’aujourd’hui, c’est qu’on va se faire justice ! Et c’est bien de justice dont il est question. On amène au roi un serviteur, qu’on appelle le débiteur. Le débiteur, c’est quelqu’un qui a une dette : il a emprunté de l’argent et il n’a pas remboursé. Alors faisons les comptes… Le texte tel que je l’ai lu nous dit : « il lui devait une énorme somme d’argent ». Bon, une énorme somme d’argent c’est quoi ? 1000 € ? 10 000 € ? 100 000 € ? Je regarde le terme grec, et il est écrit mille talents. Pour des gens comme vous et moi, 1000 talents ça ne veut absolument rien dire. Je me suis renseigné et j’ai trouvé ceci : ça représenterait 200 000 années de salaire pour un ouvrier. 200 000 années !!! Comment peut-on emprunter pour 200 000 années de salaire ? Je comprends pourquoi le débiteur ne pouvait pas rembourser !
Le roi, qui veut régler ses comptes, se dit que s’il ne peut pas rembourser, tant pis pour lui : on va le vendre avec sa famille comme esclave. Le roi menace. Le serviteur se met à genoux et dit : « un peu de patience, je te rembourserai tout ! » Pardon, mais le débiteur dit n’importe quoi là. Rembourser 200 000 années de travail ? Je me dis : soit il prend le roi pour un idiot, soit il s’en croit vraiment capable, et c’est lui, l’idiot. Dans tous les cas je ne vois pas comment le roi peut y croire. D’ailleurs, le roi annule sa dette. C’est bien la preuve que le roi sait que jamais la somme ne pourra lui être restituée. Le texte dit que le roi est bouleversé. Il est ému aux entrailles. Là ça y est, le roi ne veut plus faire sa justice. Le maître laisse partir son serviteur – en grec, ça dit : il le délie. Délier, dans la bouche de Jésus, ça veut souvent dire déclarer le pardon pour les erreurs commises. Annuler la dette, c’est renoncer à la justice. Quand on est pris aux entrailles, on ne cherche plus à régler ses comptes. On lâche. On libère. On délie. Cette histoire finit bien.
Ah mais non, ce n’est pas la fin !
Le débiteur, lui, s’en va trouver un collègue de travail qui lui doit 3 mois de salaire. 3 mois !!! Il l’étrangle et lui dit : « Rembourse-moi maintenant ! » Le débiteur dont la dette a été annulée se met là à la place du roi. Il veut avoir du pouvoir sur l’autre. Et du coup, l’autre devient le débiteur qui se met à genoux et qui le supplie de lui laisser du temps. « Je te rembourserai ». Là, quand-même, 3 mois de salaire, c’est faisable. On peut peut-être patienter un peu. Mais la parabole ne prend pas ce chemin, au contraire : le serviteur fait enfermer son collègue, il le met en prison, et il le laisse en prison jusqu’à ce que tout soit remboursé. Je trouve étrange qu’on mette en prison quelqu’un jusqu’à ce que tout soit remboursé. En effet, s’il est en prison, il ne pourra pas travailler, donc il ne pourra pas payer. Alors qu’il ne devait qu’une petite somme d’argent, il est mis dans la position du débiteur incapable de rembourser sa dette. Il est mis dans la même situation que le serviteur du début de la parabole. On dirait que le débiteur s’est senti humilié par le roi, et qu’il a besoin d’humilier quelqu’un pour se soulager.
A la fin, le roi apprend ce qui s’est passé, et dit au débiteur dont la dette a été annulée : « Mauvais serviteur ! » Le jugement tombe, finalement. « J’ai annulé ta dette. Tu aurais dû en faire autant avec ton collègue ». Résultat des courses, le serviteur a été envoyé aux travaux forcés jusqu’à ce que tout soit remboursé. Autant dire jusqu’à toujours. Il est attendu que quand on annule vos dettes, vous annuliez vous aussi les dettes des autres. C’est la justice divine, qui est exprimée ici. Et la justice divine va à l’encontre de la justice humaine. Je suis désolé, mais c’est comme ça.
Cette parabole ne nous aide pas à vivre dans ce monde. Le monde, c’est le monde de la concurrence, de celui qui est le plus fort, de celui qui va soumettre l’autre. Cette parabole n’est pas un manuel de survie dans l’entreprise. En revanche, c’est un manuel de vie communautaire. Jésus nous montre quelle est notre situation devant Dieu. Il y a Dieu, qui est le roi, et il y a moi, qui suis le serviteur endetté. Il y a Dieu, et il y a toi. Tous, toutes autant que nous sommes, nous devons 200 000 années de salaire à Dieu. Que vous touchiez à peine le SMIC ou que vous gagniez des milliers d’euros par mois n’y change rien : 200 000 années de salaire, c’est 200 000 années de salaire ! Il n’y a personne qui pourrait rembourser ce qu’il doit à Dieu. Nous ne pouvons rien faire pour diminuer cette dette. Martin Luther disait que nous devons entendre combien nos vies et nos œuvres ne sont rien devant lui, et comment nous sommes, selon la justice, perdus pour l’éternité avec tout ce qui est en nous. Endettés jusqu’au bout des cheveux. Mais Dieu est ému jusqu’aux entrailles par notre condition humaine. Ça le bouleverse que nous ne puissions pas rembourser notre dette. La vie de Jésus-Christ témoigne pour nous que par la foi, tous nos péchés nous serons pardonnés exactement comme si nous avions payé notre dette tout entière. Avec Luther, nous proclamons que c’est par la foi seule en cette parole divine que nous sommes rendu·e·s justes, libres et sauvés. Ce n’est pas par nos œuvres. C’est l’Évangile, et si nous avons reçu cet Évangile de la grâce, nous savons que ce que nous faisons ne peut pas servir à rembourser Dieu. Si nous avons reçu cet Évangile de grâce, nous n’allons pas forcer les autres à rembourser leur dette.
Cette parabole de la dette prend corps dans une discussion sur le pardon au sein de la communauté chrétienne. Et cette discussion sur le pardon commence par une discussion sur « qui est le plus grand ? » C’est le début du chapitre 18. Qui est le plus grand ? En voilà une belle préoccupation. Jésus répond en prenant un enfant et en disant : d’abord, pour être le plus grand, il faut lui ressembler. Ça, c’est un encouragement pour les jeunes : Jésus vous a pris en modèle pour nous enseigner, à nous, adultes, que vous êtes plus grands que nous. Puis il continue en disant que si quelqu’un fait du mal aux enfants, les conséquences seront terribles. Dieu est très attentif à ce qu’on fait aux enfants, et nous ne devons pas leur faire du mal. Ces précisions me permettent de dire que, à mon avis, la question de Pierre au sujet du pardon parle du conflit autour de la question : qui est le plus grand ? Et Jésus répond : le plus grand, c’est celui qui ne veut pas être le plus grand. C’est celui qui ne veut pas exercer son pouvoir sur l’autre. Incroyable retournement.
Mais surtout, la parabole répond à la question de Pierre sur le pardon : « Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, s’il fait ce qui est mal envers moi ? Jusqu’à 7 fois ? » Introduire une histoire de la dette dans une discussion sur le pardon est très intéressant, surtout quand on pense à la prière chrétienne par excellence : le Notre Père. En effet, nous prions « Pardonne-nous nos offenses, comme nous les pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé ». Dans le grec de Matthieu, il est écrit « remets-nous nos dettes, comme nous avons nous-même remis à ceux qui avaient des dettes envers nous ». Ce qui est reproché au serviteur, c’est de n’avoir pas reconnu qu’il était un débiteur gracié, mais il s’est considéré capable de rembourser sa dette. Puisqu’il n’a pas vu que sa dette était impossible à rembourser, il n’a pas vu l’étendue de la grâce qui lui a été faite. « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ». Ce que dit Jésus, c’est que le pardon accordé et le pardon reçu sont une seule et même réalité. Il nous invite à entrer dans la démarche du pardon, qui est une démarche souvent longue et complexe. On ne peut jamais être sûr d’avoir pardonné de tout son cœur. Mais Dieu, au fond, ne regarde pas si nous avons pardonné. Dieu regarde si nous désirons pardonner. Est-ce que nous commençons les démarches du pardon ? Si je ne désire pas pardonner, c’est le signe que je n’ai pas été touché par le pardon que Dieu m’a accordé. Si je ne désire pas pardonner, je continue de faire fonctionner un Dieu de rétribution, qui me demande de rembourser ce qu’il m’est impossible de payer. Et honnêtement, ce n’est pas de ce Dieu-là que je veux être le témoin. Puissions-nous être témoins du Dieu de la grâce et du pardon.
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Comments (1)
Pascal Levallois
21 septembre 2020 at 10:50
Merci cher Pasteur,
Un texte qui entre en résonance avec le culte de l’Etoile que j’ai suivi en différé hier, le culte physique auquel j’étais présent dans ma paroisse hier.
Vous avez rédigé un très beau et très riche texte dont la conclusion est lumineuse !
Amicalement
Pascal