Confession d’un pasteur débutant.

1 mai 2021Lionel Thébaud

Aujourd’hui, j’ai commencé ma journée de travail normalement. Je ne vais pas vous décrire la journée d’un pasteur – parce que chaque jour est différent, les choses à faire ne sont pas les mêmes, mais dans ce changement permanent il est bon d’instaurer une petite routine, histoire de ne pas se perdre dans le flot des choses à faire. C’est pourquoi je débute ma journée par un temps de prière et de méditation – et je crois que beaucoup de pasteurs en font autant.

Je débute donc – disais-je, avant d’être interrompu par moi-même – ma journée normalement. Après mon temps de petite routine, je me mets à faire ce que j’ai à faire.

Arrive 11h. Il me manque quelques fournitures de bureau pour continuer mon ouvrage. Je n’aime pas m’interrompre lorsque je suis concentré dans une tâche, mais je n’ai pas le choix. Je m’équipe pour affronter le monde extérieur, et je sors de mon antre presbytérale.

Sur le chemin qui me mène vers un commerce chartrain qui me permettra de résoudre mes tracas bureautiques, je commence par voir. Voir quoi ? Une voiture de police. Ah bon.
Puis j’entends. J’entends quoi ? De la musique. Ah tiens.
Enfin je vois. Mais quoi donc (suspense insoutenable) ? Un attroupement. Des syndicalistes, pour la plupart.

Et là, il était temps, je comprends.





Nous sommes le premier mai.



Le 1er mai !

Comment suis-je passé à-côté ? Comment ai-je pu oublier qu’aujourd’hui nous étions le premier mai ? Trop absorbé par mon travail pour voir la réalité ? Sans doute. Alors je traverse ce petit attroupement et file dans les rues du centre de Chartres, pour finalement m’apercevoir que le premier mai, la plupart des commerces sont fermés. Quelle nouille que je suis-je ! Là aussi, j’ai du mal, ce matin, à entrer dans le réel, même après avoir vu la manifestation. Bref, je retourne sur mes pas.

Et me dirigeant de nouveau vers la manif’ (parce que c’est mon chemin, et puis parce que j’aime bien les manifs), je réfléchis à tout ça. Il y a vraiment quelque chose qui cloche.

D’abord, il y a très peu de monde à cette manifestation du premier mai. J’en ai fait des manifs, et rares sont les 1er mai où je ne manifeste pas. Mais je crois n’avoir jamais assisté à une manifestation du premier mai aussi peu suivie. La situation sanitaire, oui, sans doute un peu. Mais ce n’est peut-être pas la seule raison.

Et comme le premier mai est une commémoration, il convient de se souvenir. Alors je me souviens des raisons qui font que j’aime manifester à cette date, chaque année.

Le 1er mai 1886, les syndicats anarchistes américains initient une grève générale, date symbolique aux États-Unis, puisque c’est à ce moment que les entreprises entament leur année comptable, obligeant ainsi nombre d’ouvriers et ouvrières à déménager pour travailler. Le mouvement est largement suivi.

En France, Jules Guesde, dirigeant du parti ouvrier, propose en 1889 à l’Internationale socialiste d’organiser chaque année une journée de manifestation, ayant pour but de parvenir à réduire la durée du temps de travail quotidien à 8 heures (48 heures hebdomadaires, donc, le dimanche seul étant chômé). Bien entendu, lors de ces manifestations, il y a eu des drames, liés à la répression des foules mécontentes. C’est en avril 1919 que la journée de 8 heures est inscrite dans la réglementation du travail, et que le 1er mai devient une journée chômée.

En 1936, les manifestations du 1er mai ont été suivies de plusieurs grèves qui ont mené à des réformes significatives en direction des travailleurs sous le gouvernement du Front Populaire : c’est le tout début des congés payés et de la semaine de 40 heures.

Le 24 avril 1941, le Maréchal Pétain débaptise la « fête des travailleurs » (trop connotée « lutte des classes » à son goût) et l’appelle « fête du travail et de la concorde sociale ».

En 1947, Ambroise Croizat, ministre du travail, institue le 1er mai comme jour chômé et payé dans le Code du travail. Ce jour est appelé officiellement « fête du travail » en 1948.

Depuis, les organisations syndicales organisent des manifestations chaque année, le 1er mai, afin d’alerter l’opinion publique sur les revendications sociales en cours, dans l’intérêt des travailleurs et des travailleuses.





La dynamique de l’oubli



Vous admettrez avec moi que ce rappel historique est succinct et comporte des imprécisions et des inexactitudes. Je ne suis pas historien et je vous invite à lire des ouvrages conséquents sur le sujet. Mon objectif est autre. Ce rappel était nécessaire (parce que je mesure combien je suis moi-même capable d’oublier l’importance d’une telle journée), mais il n’a pas pour but de vous raconter l’histoire.

Ce qui m’a surpris ce matin, c’est de voir le peu de personnes qui se sentent concernées par la commémoration de ces luttes sociales. C’est de voir que MON oubli est un oubli de masse. Et il me semble que cet oubli est le fruit d’un profond désintérêt.

Nous sommes dans une société qui ne veut pas que nous montrions nos convictions, qu’elles soient de nature politique ou religieuse. Depuis mon enfance, on a essayé de me mettre dans le crâne que l’expression de mes opinions est un problème, qui risque de créer des conflits inutiles. Or, moi, je suis convaincu que c’est exactement l’inverse. En effet, une société laïque comme la nôtre a été mise en place justement pour permettre aux opinions d’être en dialogue, dans un cadre serein. La loi nous permet de vivre ensemble dans le respect à la fois de nos propres convictions (liberté de conscience) et dans le respect des convictions des autres (ouverture et tolérance). Il ne s’agit nullement de reléguer les convictions personnelles à la maison, dans le privé, mais de permettre à chacun et à chacune de vivre selon ses convictions, sans être importuné à ce sujet. Je crois fermement que toute parole qui ne peut pas être dite sereinement pose problème, produit de la frustration et génère des violences. Il faut un cadre qui permette une expression saine de ces convictions, mais il ne faut surtout pas emmurer la parole.

Et vous savez quoi ? Nous avons intégré l’idée saugrenue que nos convictions devaient rester cachées.

En protestantisme, après un marquage très fort du christianisme social et des engagements en faveur d’un changement des structures sociales au profit des personnes les plus défavorisées, on a intégré, à partir des années 80, l’idée que l’Évangile n’était pas politique. Et cette idée me gêne depuis longtemps, en tant que chrétien, d’une part, en tant que protestant, d’autre part.

Aujourd’hui, c’est en tant que pasteur que je réagis à cet oubli.

L’Évangile est nécessairement politique. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » n’est pas politique, en effet, si on maintien son statut de slogan. Mais dès qu’on vise à la mettre en pratique, il se traduit par des actes concrets qui sont politiques par nature. Ces actes peuvent aller du simple partage de nos biens à des actions visant à changer des lois injustes.

Il me semble que les textes bibliques prêtent une grande attention aux personnes les plus démunies. Les prophètes n’arrêtent pas d’alerter les dirigeants politiques : faites droit aux étrangers, aux veuves, aux orphelins, faites droit à ceux qui sont opprimés, rétablissez le droit, combattez les injustices… Et nous, nous ne prêterions pas attention à toutes les personnes qui vivent en situation précaire ? Nous ne serions pas attentif·ve·s à notre contexte social qui ne cesse de détériorer les conditions de vie des plus précaires, creusant ainsi davantage le fossé des inégalités ? Nous ferions comme si l’Évangile n’avait aucune incidence sur nos vies concrètes ?

Si nous tombons dans cet oubli, ce n’est pas parce que nos luttes sont loin derrière nous et que leur souvenir n’a plus aucune importance. C’est justement parce que la dynamique qui nous pousserait à améliorer encore nos conditions de vie sont sans cesse dénigrées et que les avancées sociales ont du plomb dans l’aile. Nous sommes à une croisée des chemins : soit nous décidons d’oublier et nous baissons les bras, soit nous reprenons nos vies en mains et nous luttons contre les décisions qui vont à l’encontre du mieux être ensemble. Soit nous prenons nos acquis comme des privilèges que nous voulons garder bien au chaud (et alors, à coup sûr, nous les perdrons), soit nous refusons de nous désolidariser et nous accompagnons les autres dans les luttes qui les concernent, en osant nous mélanger, pourquoi pas ? à celles et ceux qui ne sont pas forcément de notre classe sociale et de notre tradition.





Mise à jour



Voilà les réflexions auxquelles mon âme est confrontée aujourd’hui. Moi qui me situe exactement dans cet oubli et qui n’ai même pas eu le cerveau assez éclairé pour me joindre aux manifestants ce matin. Moi qui étais tellement décalé avec ce réel-là (trop occupé par mon réel à moi, qui n’était pas vraiment une situation d’urgence ou d’importance capitale, occupation qui aurait facilement pu être décalée de quelques heures) que je n’ai même pas eu l’idée de passer à l’acte. Moi qui, en rentrant chez moi, me suis demandé – après avoir regardé la boîte aux lettres – pourquoi le facteur n’était pas encore passé.

C’est parce que le facteur, contrairement à moi, n’avait pas oublié que le 1er mai, on peut ne pas travailler.

Alors cette année, c’est raté, mais pour les années qui viennent, je veillerai à ne pas oublier que ce jour est spécial. Je veillerai à témoigner de ma solidarité avec toutes celles et tous ceux qui ont un travail contraignant, et je veillerai à lutter avec ces personnes afin que leurs conditions de travail s’améliorent. Je veillerai à me rappeler que mes conditions de travail reposent sur une injustice, et que si mes conditions personnelles sont bonnes, c’est parce que des gens ont lutté pour que je vive mieux. Je veillerai à ne pas baisser les bras et à ne pas me désintéresser de ce que signifie le 1er mai pour ces personnes qui n’ont pas les mêmes conditions de travail que moi. Parce que notre monde est fragilisé.

Ainsi s’achève ma confession de ce jour.

Comments (3)

  • Ulmann

    1 mai 2021 at 22:57

    Bonsoir pasteur,

    belle confession de foi que celle de ce 1er mai. Belle parce qu’elle bouscule, dérange et stimule. Rejoindre les cortèges des syndicalistes? Pourquoi pas? Ce soir la question que je te pose est: comment faire entrer demain dimanche dans nos temples ceux qui étaient dans les rues de Chartres ce samedi et, mieux encore, ceux qui n’y étaient pas? « Venez et voyez »(jean I).
    Avec amitiés
    Jean-Michel

  • Jean

    2 mai 2021 at 08:42

    Bonjour,
    Je partage votre analyse sur les convictions et la discussion dans la tolérance.
    Il me semble que lorsqu’on assume ses convictions, on arrive aussi à être plus ouvert aux autres et tolérant à leurs convictions. Al’inverse, ne pas avoir de convictions (ou ne pas les assumer) rend craintif et intolérant.

  • Prache

    6 mai 2021 at 19:18

    L évangile est politique et pour moi écologique. L église verte le met en avant. J ai envie de défiler sous cette banderole. Merci pour ce partage du premier mai.

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