
Apprendre la mort, de C. S. Lewis
C. S. Lewis, vous le connaissez. Si, si, je vous assure. C’est celui qui a écrit Les chroniques de Narnia. Écrivain et universitaire, il s’est replongé dans le christianisme par l’influence notamment de ses amis Tolkien et Chesterton.
Je ne vais pas faire une biographie de Lewis, vous connaissez Wikipedia. Néanmoins, pour vous parler du livre qui nous concerne aujourd’hui, Apprendre la mort, je dois vous parler de quelque chose. Car il y a des éléments de contexte.
Lewis était un célibataire endurci. Mais un jour une américaine vient en Angleterre et le contacte : c’est une fan. Petit-à-petit une relation d’amitié se noue. Et pour des raisons dramatiques il décide de se marier avec elle pour lui permettre d’être citoyenne du Royaume britannique (mariage blanc). Je ne vais pas tout spoiler : vous pouvez regarder le film Les ombres du cœur , avec Anthony Hopkins dans le rôle de Lewis, et Debra Winger dans le rôle de Joy Gresham. Mais ce qui est important ici, c’est qu’une fois mariés, elle tombe malade. Le cancer la ronge. Et les sentiments d’amitié qui les relient se transforment en amour véritable. Lewis accompagne Joy dans sa mort lente et souffrante.
Ce livre a été écrit après la mort de Joy Gresham, dont le nom n’apparaît pas dans l’ouvrage.
Tout d’abord, parlons titre… En anglais, le livre s’appelle A Grief Observed. Littéralement : un deuil observé. Je vois au moins deux sens au mot observé :
Le premier, qui est lié à l’observation – on regarde et on décrit ce que l’on voit. Et en effet, le livre décrit le processus du deuil tel qu’il est vécu par l’auteur. Il est l’examen minutieux des effets de la mort de sa bien-aimée sur lui.
Le deuxième, qui est lié à la pratique – il est moins question d’observation que d’observance. Un peu comme quand on dit qu’on observe les lois religieuses. Il s’agit ici de vivre le deuil, de le pratiquer. Et en effet, c’est là aussi le sujet du livre.
Cette double dynamique peut difficilement être rendue dans le titre français Apprendre la mort. Personnellement, j’aurais préféré une tournure du type Observer un deuil. Ou Observer le deuil. Qui garderait l’ouverture des sens. Mais bon, les choix de traduction et d’édition ne m’appartiennent pas, et je sais combien il est difficile de trancher. Une édition canadienne a traduit par Un chagrin passionné, refusant de traduire le titre, mais nommant le livre d’après un passage du chapitre 3, où il est question de Passionate Grief.
Encore un petit mot de traduction, avant d’entrer dans le livre. C’est au sujet du film qui retrace ces trois, quatre années de la vie de l’auteur : Shadowlands. Ce mot désigne un lieu de ténèbres, habité par des esprits. Rien à voir, du coup, avec Les ombres du cœur, si ce n’est le mot ombres. Bref. Et ce titre, en anglais, évoque chez moi le psaume 23 : Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi. The valley of the shadow of death. André Chouraqui traduit le terme hébreu par Le val d’ombremort. J’avoue que ça me parle beaucoup plus que Les ombres du cœur. Voilà, j’ai fini avec mes chipotages de titres.
Ce petit livre de 125 pages se compose de quatre chapitres. L’auteur est anonyme (le livre a été édité sous le pseudonyme N. W. Clerk), et son épouse est anonymisée elle aussi (elle apparaît sous l’initiale H., qui est en réalité l’initiale de son premier prénom, qu’elle n’utilisait que rarement : Helen). Lewis trouvait que ce livre était trop intime pour être édité sous son nom.
D’abord, en toute logique, Lewis évoque le choc qu’a été pour lui la mort de Joy. Bien sûr, la maladie ne laissait aucun doute sur l’issue fatale. Cependant, comme souvent, la rémission qu’elle a connue a ouvert la porte aux espoirs les plus fous. Maintenant, l’auteur doit faire face à ses souvenirs, avec la double angoisse de les voir rester (et ainsi provoquer une souffrance durable) et de les voir disparaître (et provoquer ainsi la souffrance de l’oubli). D’ailleurs, il se demande si ces souvenirs ne vont pas se déformer et venir remplacer la vraie Joy dans sa mémoire. Il remarque le gouffre qui le sépare maintenant de celle qu’il aime.
Puis il se demande où se trouve sa bien-aimée. Rejetant les imageries traditionnelles de l’au-delà, qu’il relègue au rang de contes qui ne s’enracinent dans aucun texte biblique, il déconstruit ses croyances, qui ont été sauvagement démolies par les événements, et ne trouve aucune consolation auprès de Dieu. Dieu lui apparaît par trop absent, alors que c’est maintenant qu’il a le plus besoin de sa présence. S’il ne doute jamais du fait qu’il y a un Dieu, il doute que celui-ci soit bon.
Peu à peu, Lewis ressent de la culpabilité. Parce qu’il doit aller de l’avant, parce qu’il doit traverser le deuil, il se sent coupable de continuer de vivre sans Joy. Alors même qu’elle aurait probablement souhaité qu’il continue de vivre pleinement sa vie. Il se sent coupable de souffrir aussi parce que ça lui semble ridicule : la séparation était inévitable, que ce soit à cause de la maladie ou à cause de la vieillesse.
Enfin, une fois traversée, Lewis revient sur son expérience du deuil et de sa relation avec Dieu. Il ne comprend pas mieux qui est Dieu, mais il découvre quelle est la réalité de sa relation avec lui. Il se rend compte notamment qu’il était plus préoccupé par lui-même que par Joy.
C’est un parcours très personnel, mais qui peut nous aider à cheminer, nous aussi, lorsque nous le lisons, car ses questionnements sont les nôtres. La différence, peut-être, c’est qu’il ose affronter ses propres questions sans se censurer. Sans avoir peur de blasphémer. C’est un ouvrage plein d’honnêteté, qui m’a beaucoup aidé à traverser des difficultés liées non pas au deuil, mais à des souffrances que je vivais à l’époque où je l’ai lu (en 2010), où je me demandais si le Dieu que j’aimais n’était pas, au final, un dieu pervers. Ce qui signifie qu’un tel livre a pu me parler alors même que je n’avais pas à vivre la perte d’un être cher.
Je vous livre ci-dessous quelques citations, tirées de l’édition française.
… pendant ce temps, où est Dieu ? C’est un des symptômes les plus troublants.
Quand on est heureux, si heureux qu’on n’a pas conscience d’avoir besoin de Lui,
si heureux qu’on est tenté de ressentir Ses prétentions comme une interférence,
si on se ressaisit alors et se tourne vers Lui dans la reconnaissance et dans la louange, on est accueilli
– ou du moins en a-t-on l’impression –
à bras ouverts.
Mais allez à Lui dans un besoin désespéré, quand tout autre recours est vain, et que trouvez-vous ?
La porte qu’on vous claque au nez et, de l’intérieur, le bruit des verrous tirés à double tour.
Après quoi, le silence. Autant s’en aller.
Plus on attend, plus le silence se fait profond.
Il n’y a pas de lumière aux fenêtres.
Ce pourrait être aussi une maison vide.
A-t-elle jamais été habitée ? Autrefois, elle en a donné l’impression.
Et cette impression d’alors était aussi forte que celle d’aujourd’hui.
Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
Pourquoi se montre-t-Il tellement présent et exigeant au temps de notre prospérité, et à ce point absent, et si peu secourable au temps du malheur ?
p. 11-12.
Il est difficile de rester patient avec ceux qui vous disent : ‘la mort n’existe pas’, ou : ‘la mort ne compte pas’. La mort existe. Et tout ce qui existe compte. Et tout ce qui arrive a des conséquences, et cela comme celles-ci sont irrévocables et irréversibles. Autant dire que la naissance ne compte pas.
Je lève les yeux vers le ciel nocturne. S’il m’était donné de fouiller ces temps et ces espaces immenses, je n’y trouverais nulle part son visage, sa voix, son contact : quoi de plus certain ? Elle est morte. Elle est morte. Ce mot est-il si difficile à apprendre ?
p. 27.
… je dois à coup sûr admettre (…) que si ma maison était un château de cartes, plus tôt elle a été renversée mieux cela valait. Et seule la souffrance pouvait le faire.
p. 64.
J’en suis venu petit à petit à sentir que la porte n’est plus ni fermée ni verrouillée. Est-ce la frénésie de mon propre besoin qui me l’a claquée à la figure ? Le moment où il n’y a plus rien dans l’âme, qu’un appel au secours, peut correspondre au moment précis où Dieu ne peut pas porter secours : on est comme un homme qui se noie et à qui on ne peut pas porter secours parce qu’il s’agrippe et s’accroche. Ce qui vous rend sourd à la voix que vous espériez entendre, ce sont peut-être vos propres appels répétés.
p. 77.
D’autre part : Frappez et on vous ouvrira. Mais, frapper veut-il dire marteler la porte, y donner des coups de pied comme un possédé ? Et il y a aussi : A celui qui a, on donnera. Après tout, il faut avoir la capacité de recevoir, sinon même le Tout-Puissant ne peut pas donner. Peut-être la passion détruit-elle provisoirement cette capacité.
p. 78.
J’avais pensé pouvoir décrire un état ; dresser une carte du chagrin. Il s’est trouvé que le chagrin n’est pas un état, mais un processus. Ce n’est pas une carte qui lui convient, mais une histoire, et si je ne me fixe pas arbitrairement un point où cesser d’écrire cette histoire, il n’y a aucune raison pour que je m’arrête jamais. Il y a quelque chose de nouveau à enregistrer tous les jours. Le chagrin est comme une vallée qui s’étire et serpente : à chaque tournant peut apparaître un paysage entièrement nouveau.
p. 98.
Est-ce qu’un mortel peut poser des questions auxquelles Dieu ne trouve pas de réponse ? Très facilement, je crois. Toutes les questions absurdes sont sans réponse.
Combien y a-t-il d’heures dans un kilomètre ?
Jaune, c’est rond ou carré ?
Probablement la moitié des questions que nous posons – la moitié de nos grands problèmes théologiques et métaphysiques – est comme ça.
p. 114.
Et maintenant que j’y pense, je ne suis affronté à aucun problème pratique. Je connais les deux grands commandements, et je ferais mieux de m’y tenir. En réalité, la mort de H. a mis fin au problème pratique. Tant qu’elle était en vie je pouvais, en pratique, la faire passer avant Dieu ; c’est-à-dire que j’aurais pu faire ce qu’elle voulait au lieu de ce qu’Il voulait, en cas de conflit. Ce qui reste maintenant n’est pas un problème au sujet de quelque chose que je pourrais faire. Il s’agit uniquement de poser des sentiments et des motifs, et de choses de ce genre. C’est un problème que je pose moi. Je ne crois pas que Dieu me le pose le moins du monde.
p. 115.
J’espère vraiment que cet article vous aura donné envie de lire ce livre. Lewis était un grand auteur, même s’il est peu connu, au final, du grand public (on connaît Narnia mais pas Lewis). Et si ses écrits théologiques ne rejoignent pas souvent mes conceptions de la foi chrétienne, il reste un auteur qui me fait réfléchir au contenu de ma foi, et ça, ce n’est pas donné à tout le monde !
C. S. Lewis, Apprendre la mort, 1961 (réédité en 2019 par Les Editions du Cerf, Lexio).

Comments (2)
VIRGINIE
17 novembre 2020 at 10:30
C’est drôle…. j’ai commencé ce livre hier soir. Je ne lis donc pas tout ton article pour ne pas me spoiler toute seule comme une grande…. C’est un livre que j’ai entrepris pour comprendre mes propres deuils et y donner du sens. De ce que j’en ai lu déjà, quelques portes se sont ouvertes… biz
Lionel Thébaud
16 décembre 2020 at 20:39
tu m’en diras des nouvelles, dis ?