Judas et Satan dans les évangiles…

12 juin 2022Lionel Thébaud

D. me fait la remarque suivante : « Dans les évangiles, certains disent que Judas trahit Jésus pour de l’argent, mais d’autres disent que Satan l’a poussé à trahir Jésus. Tu peux m’expliquer ça ? » Mmmh je ne sais pas si je peux expliquer ça, mais enfin, je veux bien essayer d’apporter des éléments de réflexion. A toi de voir si tu peux construire du sens avec ça !

D’abord, comme c’est une question que je ne me suis jamais posée, je commence par le commencement : analyse de texte. Reprenons les évangiles et regardons ce qui y est écrit.

La fête des Pains sans levain, appelée la Pâque, approchait.
Les chefs des prêtres et les spécialistes des Écritures cherchaient un moyen de mettre à mort Jésus,
mais ils avaient peur du peuple.
Alors Satan entra dans Judas, appelé l’Iscariote, qui était l’un des douze disciples.
Luc 22.1-3

C’était juste avant la fête de la Pâque.
Jésus savait que l’heure était venue pour lui de quitter ce monde pour aller auprès du Père.
Il aimait les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout.
Jésus et ses disciples prenaient le repas du soir.
Le diable avait déjà fait germer dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’idée de livrer Jésus (…).
Après que Judas eut pris le morceau, Satan entra en lui.
Jésus lui dit : « Ce que tu es sur le point de faire, fais-le vite ! »
Aucun de ceux qui étaient à table ne comprit pourquoi il lui disait cela.
Comme Judas tenait la bourse,
plusieurs pensaient que Jésus lui demandait d’aller acheter ce dont ils avaient besoin pour la fête,
ou de faire un don aux pauvres.
Judas prit donc le morceau de pain et sortit aussitôt.
Il faisait nuit.
Jean 13.1-2, 27-30

En regardant ce qui se passe dans l’évangile selon Matthieu (26.1-5) et selon Marc (14.1-2), on se rend compte qu’en effet, la manière de raconter l’histoire est sensiblement différente : il n’y est pas question d’un diable ou d’un satan qui agit sur Judas. Merci d’avoir remarqué ce point de détail !

Pour avancer dans notre enquête, il va sans doute falloir fouiller dans les théologies développées dans chacun des évangiles, et apporter quelques essais de définition des termes. Mais comme toujours, en essayant de rendre ça facile à lire. Bon courage, Lionel ! Oui, eh bien bon courage aussi à toi qui me lis !!!

Judas dans les évangiles

Commençons par évoquer rapidement le personnage de Judas.

Judas l’Iscariote, « homme de Karioth », sans doute un village de Judée (traduction de l’hébreu), « le faux » (traduction de l’araméen) ou « le sicaire », sorte de tueur à gages (traduction du grec), selon les traductions, est un personnage très complexe dans la littérature évangélique. Il fait partie du groupe des Douze qui suivaient Jésus, et quand ces Douze sont nommés, il est toujours le dernier, et on rappelle qu’il est celui qui a livré Jésus.

Mais ce personnage est au moins aussi complexe que le nécessite la construction littéraire des évangiles.

Par exemple, on pourrait penser, en première lecture, qu’il n’est qu’un homme avide de gains. Les textes le décrivent souvent ainsi quand on n’y prend pas garde.

Or, certains détails peuvent nous faire entendre d’autres traditions concernant Judas.

Il est un homme qui croyait que Jésus prendrait le pouvoir politique et religieux, qu’il mettrait fin à l’oppression des Romains et à l’injustice. Sa déception l’aurait alors poussé à trahir.

Judas et Jésus entretenaient une relation très particulière, et certaines allusions semblent montrer que Judas, en le livrant, ne faisait qu’obéir à un ordre de Jésus.

Alors, ce Judas : traître, profiteur, désillusionné ou accomplisseur des Ecritures ? Tout ceci à la fois ? Les hypothèses ne cessent de se développer. On trouvera de nombreux arguments en faveur de l’une ou de l’autre, et la prise en compte des textes apocryphes dans cette enquête nous permet de voir que c’est une question débattue depuis les origines du crhistianisme.

Toutefois, nous remarquons que les Douze ont nourri une grande amertume envers Judas.

Notons enfin que Judas, c’est un nom qui signifie « le Juif ». Ce personnage concentre tous les reproches que les premières communautés chrétiennes pouvaient faire aux Juifs (le déicide, comme on a finit par dire, mais aussi l’amour de l’argent, etc.) : les évangiles sont les témoins du grand conflit entre les communautés chrétiennes et juives de l’époque.

Le diable dans les évangiles

Ici, je ne vais pas revenir sur ce que j’ai déjà écrit. En gros, le diable (ou satan) est une image utilisée pour désigner le péché.

Cette manière d’attribuer à satan le poids de la responsabilité d’une personne est fréquente, même dans les Ecritures. En effet, il est parfois difficile de confier toute la faute à la seule volonté humaine : nous savons bien comment, parfois, notre volonté paraît comme soumise à une force qui nous échappe. Excuse bidon ou réalité ? Ce n’est pas à moi de le déterminer. Mais en ce cas, le diable est un agent bien pratique !

Et puis il y a deux passages de la bible hébraïque qu’il faut étudier attentivement. Il s’agit de 2 Samuel 24.1-17 et 1 Chroniques 21.1-17. Dans ces passages, qui racontent la même histoire, on a un problème très intéressant : dans l’un, c’est Dieu qui inspire le roi David, dans l’autre c’est le satan qui l’inspire.

Dieu et le diable peuvent-ils être la même entité ? Pas dans la Bible en tout cas. Ce qu’il faut en comprendre, c’est que nous avons, avec ces deux textes, deux lectures théologiques différentes des événements. Deux interprétations divergentes. Deux explications de ce qui s’est passé, qui aboutissent donc à des conclusions différentes.

Peut-être que si nous avons quatre évangiles, c’est parce qu’il s’agit de quatre lectures théologiques différentes de l’événement Jésus. Et peut-être alors que la place de Judas et du diable sont les résultats de ces positions théologiques.

Judas et satan dans l’évangile selon Marc

Dans l’évangile selon Marc, avant que Judas ne parte dénoncer Jésus, on raconte l’épisode d’une femme qui gaspille un parfum très cher en le versant sur la tête de Jésus. Quelques disciples s’indignent de ce gaspillage, qui aurait pu rapporter 300 pièces d’argent, mais Jésus valorise le geste de cette femme. Donc juste avant la trahison, il est question d’argent.

Suite à cet événement, Judas va dénoncer Jésus aux autorités religieuses, qui lui promettent de lui donner de l’argent. On ne sait pas combien.

D’un côté, on a un don surabondant : un parfum très coûteux pour anticiper les honneurs qui sont dus aux morts (et qui n’ont pas pu être réalisés avant que Jésus ait été mis au tombeau), un don surabondant et pourtant gratuit. Et de l’autre on a une transaction qui rapporte de l’argent (on ne sait pas combien). Les disciples indignés sont dans une logique comptable, tandis que Jésus est dans une logique de grâce.

Plus tard, lors du dernier repas, Jésus se plaint en disant que l’un des Douze va le livrer. Bien évidemment, il s’agit de Judas, qui profitera de la dernière prière de Jésus à Gethsémané pour venir à la tête d’une troupe envoyée par les grands-prêtres pour livrer Jésus. Il le désigne par un bisou, ce qui nous semble bien perfide. C’est la dernière mention de Judas dans cet évangile, dans lequel on ne trouve pas le récit de sa mort.

Si je place le récit de Marc en premier ici, c’est qu’il est à peu près certain, pour l’ensemble des chercheurs (sauf exceptions notables) que Marc est le premier évangile à avoir été écrit (disons vers 70). C’est sur lui que les récits développés par les autres évangélistes se fondent (même si Jean, écrit plus tardivement, prend ses distances et réécrit profondément la chronologie des événements).

Aussi, il est intéressant de voir que, dans l’histoire la plus vieille de la trahison de Judas, on ne connaisse pas le prix de la trahison.

Judas et satan dans l’évangile selon Matthieu

Dans l’évangile selon Matthieu, écrit vers 80, on retrouve la même structure narrative. Voici quelques différences notables.

D’abord, la valeur du parfum n’est pas indiquée (elle était de 300 pièces d’argent dans Marc). Elle est remplacée par l’expression « on aurait pu le vendre très cher », ce qui ne veut presque plus rien dire. D’ailleurs, ce ne sont pas quelques disciples, ici, qui s’indignent, mais bien (tous) les disciples. Cette modification est importante, nous le verrons.

Quand Judas part à la rencontre des prêtres, ceux-ci fixent le prix de la trahison : 30 pièces d’argent (selon les chercheurs, entre un et quatre mois de salaire). Il est tout de même curieux de voir qu’on efface un prix d’un côté, et qu’on donne un prix de l’autre côté. Je me dis que chez Marc, l’accent est mis sur le prix de la grâce, tandis que Matthieu insiste sur le prix de la trahison. Pour Matthieu, Judas est motivé par l’argent.

Judas est discrètement dénoncé pendant le repas et il réapparaît à Getshémané, avec la troupe et le bisou. Puis viennent les remords de Judas, qui se suicide par pendaison, après avoir rendu l’argent aux prêtres. Ces derniers, avec cet argent, achètent un champ devant servir aux sépultures des étrangers, qu’on appela « le champ du sang ». Matthieu fait intervenir ici une prophétie, pour justifier le récit.

Dans Matthieu, donc, Judas est celui qui symbolise la logique comptable des disciples. Il est le révélateur de ce qui se trouve dans leur cœur. Et s’il meurt, c’est pour montrer que la logique comptable des disciples, au moment où ce texte est écrit, est morte, et qu’elle a été remplacée par la logique de la grâce.

Judas serait donc une métaphore de l’obsession du profit.

Jésus et satan dans l’évangile selon Luc

Luc est écrit après Matthieu, vers 85, et s’il reprend le schéma de Marc et Matthieu, il modifie lui aussi ces récits en lui donnant la couleur de sa théologie. Voyons comment le récit évolue avec Luc.

Ce qui est frappant, c’est l’élimination de la femme au parfum de grand prix. Et pour cause, ce motif a été inséré en Luc 7. Le complot contre Jésus, ici, n’a plus avec Luc l’appât du gain comme motif. En revanche, satan entre dans Judas. Ce personnage donne au récit une dimension cosmique : il s’agit d’un conflit entre le Mal et Dieu.

Si Judas accepte le marché des autorités religieuses, ce n’est plus à cause de l’appât du gain (dont on ignore le montant), c’est mû par une force intérieure qui le domine et sur lequel il n’a pas de prise. Luc aime montrer, tout au long de son évangile, que l’argent est une source de perversion religieuse. Mais ici, le coupable de cette perversion n’est pas Judas : ce sont les prêtres.

Pendant le repas, Jésus annonce qu’un disciple va le livrer. Mais la formulation, dans le récit, ne semble pas condamner le traître. Il s’agit plutôt de l’expression de la compassion : Malheureux cet homme par qui il est livré !

Puis, au jardin de Gethsémané, Judas fait un bisou à Jésus, et il le livre à la troupe.

Judas disparaît de l’évangile. Mais il faut se souvenir que Luc est aussi l’auteur du livre des Actes des apôtres, qui suit les évangiles, dans nos bibles. Et là, Judas réapparaît :

Judas était l’un d’entre nous et il avait reçu sa part de notre service.
Avec l’argent qu’on lui paya pour ce crime, il s’est acheté un champ ;
il y tomba la tête la première, son corps éclata par le milieu et toutes ses entrailles se répandirent.
Les habitants de Jérusalem ont appris ce fait,
de sorte qu’ils ont appelé ce champ, dans leur langue, “Hakeldama”,
c’est-à-dire “champ du sang”.

Actes 1.17-19

Luc attribue à Judas une mort répugnante, mais il se différencie largement du récit de Matthieu (qui pendait Judas). Seul reste le souvenir du « champ du sang », ce qui montre bien que si un lieu avait été identifié, les premières communautés chrétiennes ne savaient pas grand-chose de la mort de Judas.

Pour Luc, donc, Judas semble ne pas être pleinement responsable de ses actes, il est la proie d’un esprit mauvais destiné à accomplir le destin de Jésus. On pourrait presque dire qu’il est innocent et qu’il participe à une sorte de mission cosmique. Sa mort montre la misère des personnes qui sont possédées par le démon.

Judas et satan dans l’évangile selon Jean

Dans l’évangile selon Jean, écrit entre 90 et 100, la théologie a évolué, et le diable avait jeté dans le cœur de Judas la pensée de le livrer, avant la dernière Pâque (remarquons que Jean ne fait pas le récit du dernier repas, mais raconte le lavement des pieds).

Jésus fait entendre que le disciple qui va le livrer n’est pas pur et Jean insère une parole de la Bible hébraïque lue comme une prophétie liée à la trahison.

Puis Jésus reprend son annonce : quelqu’un va le livrer. Il donne une bouchée trempée à Judas, et là, Satan entre en lui et Jésus lui dit de faire vite son ouvrage. Ce qui sonne là aussi comme un ordre de mission. Judas sort dans la nuit : isolé de la communauté des disciples, il appartient désormais au monde des ténèbres.

Au jardin de Gethsémané, Judas le livre à la troupe armée, mais sans bisou. Et c’est fini, on ne parle plus de Judas.

Jean semble chercher à relier la théologie de Luc et la théologie de Matthieu : Judas est habité par l’appât du gain, et c’est cet amour de l’argent qui est la porte d’entrée du satan. Pas de montant (peu importe : il est vénal), par de récit de mort, juste une condamnation sans réserve pour celui qui a trahi son maître.

Entrer dans la logique des récits bibliques

Un événement. Plusieurs témoins. Des récits qui circulent. Et, au fil des ans, des gens qui décident de mettre ces récits par écrit.

Un même récit est forcément raconté de manière différente, en fonction de qui le raconte : les souvenirs, d’une part, mais aussi le vocabulaire et les détails choisis en fonction du message que l’on veut faire passer. C’est de cette manière que nous-mêmes nous racontons nos souvenirs.

Le personnage de Judas est une figure importante dans le récit évangélique. Importante, et complexe. Avec ce que je viens d’écrire, je suis très loin d’avoir fait le tour de cette complexité : comme souvent, je n’ai fait que survoler ce que certains mettent des décennies à étudier.

Matthieu et Jean disent que la motivation de Judas était la cupidité. Luc et Jean font intervenir satan dans cette histoire, et les deux mettent l’accent sur la nécessite d’accomplir les Ecritures. Certains semblent faire écho à une forme de déception, par rapport aux attentes que Judas entretenait envers Jésus. Mais tous s’accordent sur le fait que Judas a livré Jésus, même s’ils ne s’accordent pas sur ses motivations.

L’acte de Judas reste un mystère qu’il s’agit, pour les évangélistes, d’essayer d’expliquer. Il est important de donner un sens aux choses qui nous arrivent.

Par conséquent, peut-être faut-il lire ces textes pour ce qu’ils sont : à savoir le témoignage de quatre personnes qui essayent d’expliquer, de leur point de vue, ce qui s’est passé. Peut-être n’est-il pas utile d’essayer à tout prix de faire concorder ces témoignages. Lisons ces textes en nous concentrant sur le message du rédacteur afin de saisir l’intention de départ.

Au final, il appartient au lecteur de décider si l’évangéliste présente un plan secret imaginé par Dieu, ou bien s’il tente d’expliquer l’inexplicable.

Dans l’évolution de l’écriture des évangiles, ce que je trouve intéressant, c’est bien la manière dont on passe d’un récit sans motivation (Marc) à l’illustration d’un conflit cosmique (Jean) dans lequel Dieu avait tout prévu d’avance, voire se sert des puissances du Mal pour réaliser son plan. La trahison de Judas ne parvient pas à faire échouer la mission de Jésus, au contraire. La puissance de l’amour est plus forte que la puissance de la mort.

D’ailleurs, plus on avance dans le temps, et plus on cherche à justifier la trahison de Judas par l’accomplissement des Ecritures (avec des citations de la Bible hébraïque). Comme si le but des évangélistes était de montrer que toute choses contribuent à faire avancer ce qui était prévu d’avance par Dieu, plutôt que d’insister sur une quelconque responsabilité individuelle. Ce n’est pas simple à comprendre pour nous, aujourd’hui.

Comme je l’ai écrit au tout début, je n’apporte pas de réponse définitive au problème que tu poses, D. Mais j’espère t’avoir apporté des éléments de réflexion qui t’aideront à mieux cerner les enjeux des textes sur cette question. Merci pour le défi et à bientôt !

Comments (1)

  • Michel

    11 août 2022 at 21:44

    Pourquoi y a t’il au monde de la trahison ? Quelle question !
    Mais il y en a…
    Je voulais mentionner à propos du « bisou » de Judah ( magnifique résumé dramatique des ambivalences parfois de l’amour ! ) un autre baiser très certainement connu des rédacteurs évangélistes : il s’agit de celui de Jacob – fraîchement devenu Israël – et d’Esaw son frère : ils s’embrassent, dit le texte biblique, et les commentateurs développent : – et Essaw mord en même temps et en douce Jacob en l’embrassant …

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